Les mercenaires se mettent à table

L’enquête sur le coup d’État déjoué en mars progresse. De l’Afrique du Sud aux îles anglo-normandes, en passant par le Zimbabwe, l’Espagne et le Royaume-Uni, la justice de Malabo remonte la piste, des « chiens de guerre » jusqu’aux commanditaires.

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 8 minutes.

Pour Nick Du Toit et ses sept codétenus de la maison d’arrêt de Black Beach, à Malabo, les journées passent, mais se ressemblent : cellule, promenades, repas en groupe, séances de gymnastique, causette. Et retour en cellule. Interpellés le 8 mars dernier par la police équatoguinéeenne dans le cadre de l’enquête sur une tentative de coup d’État contre le président Teodoro Obiang Nguema (voir J.A.I. n° 2254), ces mercenaires, sud-africains pour la plupart, devraient passer en jugement « courant juillet, sinon, au plus tard, en septembre », indique un proche du dossier. Après avoir espéré, en vain, bénéficier du concours de l’Union africaine pour organiser un procès international « retentissant », le président équatoguinéen a finalement décidé de les déférer devant l’équivalent d’une cour d’assises.
En attendant, ils sont incarcérés à Black Beach, une vieille bâtisse lézardée et insalubre située sur le front de mer. Pour éviter qu’ils ne se fassent la belle, on les oblige, pratiquement vingt-quatre heures sur vingt-quatre, à porter des menottes aux poignets et aux chevilles. Le seul à pouvoir aller et venir à sa guise s’appelle Mark Anthony Smit. Ce quadragénaire barbu au visage d’ange est affecté à l’intendance et à la popote. Il dispose pour cela d’un budget mensuel appréciable : 5 millions de F CFA (7 600 euros), versés par les autorités équatoguinéennes. Et même d’un congélateur dans lequel il entasse poulets, viande, légumes et fruits.
Nick Du Toit, Marius Boonzaaier, Amolco Rivero, Abel Augusto, Mark Anthony Smit, Jose Passocas Domingo, Olympic Nuliez, George Alerson, dont nous publions en exclusivité une photo de groupe prise dans la cour de la prison, semblent finalement prendre ce qui leur arrive avec philosophie. Au début, ils craignaient le pire, surtout après la mort mystérieuse d’un de leurs compagnons, officiellement d’une « crise de paludisme. » Ou, croit savoir une source indépendante, des suites d’un « interrogatoire poussé ». Depuis cette affaire, ainsi que le reconnaît Du Toit dans un témoignage écrit dont Jeune Afrique/l’intelligent a obtenu copie, les conditions de détention des mercenaires sont devenues « raisonnables ».
Grâce aux révélations faites par ces hommes, pour la plupart d’ex-membres de l’armée sud-africaine du temps de l’apartheid et d’anciens « contractuels » de la célèbre officine de mercenaires (dissoute en 1999) Executive Outcomes, l’on connaît désormais les détails d’une opération de déstabilisation dont les ramifications au plan international sont d’autant plus complexes que la Guinée équatoriale, avec ses 700 millions de dollars annuels de revenus pétroliers, attire les aventuriers de tout acabit et attise la convoitise des apprentis sorciers.
Tout commence en juin 2003. Servaas Nicolaas « Nick » Du Toit, un ex-officier des Forces spéciales de l’armée sud-africaine à la recherche d’une nouvelle terre d’élection, envoie deux « éclaireurs » en Afrique centrale, plus précisément au Gabon, au Cameroun et en Guinée équatoriale. Sergio Cardoso et Abel Augusto – ce sont leurs noms – ont officiellement pour mission « d’explorer les opportunités d’investissement, plus particulièrement dans le domaine de la pêche industrielle ». À Malabo, ils font la connaissance d’un certain Augustin Masoko, qui les introduit auprès d’un ancien ministre, Antonio Javier Nguema Nchama. Ce dernier les présente à Armengol Ondo Nguema, frère du président de la République et patron de la sécurité d’État. Fin août 2003, Du Toit lui-même débarque à Malabo pour faire la connaissance des intéressés et parler business.
Il retourne quelques jours plus tard en Afrique du Sud, se démène comme un beau diable pour trouver des fonds. Une vieille connaissance, Simon Mann, détenteur de la double citoyenneté britannique et sud-africaine, cofondateur, notamment, d’Executive Outcomes, accepte de lui avancer 1 million de dollars. Du Toit crée alors une société, Triple Option Trading 610cc, juridiquement basée à Pretoria, dont il cède plus tard 50 % des parts à Armengol Ondo Nguema, Antonio Javier et Augustin Masoko. Son objet social : pêche, transport aérien, agriculture « ainsi que toute autre activité dans laquelle l’entreprise souhaiterait s’engager ». Dans la foulée, sans que l’on sache vraiment si l’ancien mercenaire a décidé de tourner définitivement le dos à son passé ou s’il se sert de sa nouvelle activité comme couverture, notre bonhomme multiplie les initiatives. Il achète un bateau, le Rosly Joy, loue deux avions (un Iliouchine et un Antonov) sur la base d’un bail ACMI (avion, équipe, maintenance, assurance). Et recrute, de préférence ses anciens compagnons d’armes…
Le 7 janvier 2004, alors qu’il effectuait un court séjour en Afrique du Sud, Nick Du Toit affirme avoir reçu un coup de fil d’un certain Gregg. Les deux hommes conviennent le même jour d’un rendez-vous au Sandton Sun, dans le quartier des affaires de Johannesburg. Le mystérieux Gregg, « un homme d’environ 45-52 ans, brun et mesurant environ 1,80 m », l’informe d’un projet de coup d’État en Guinée équatoriale et demande son concours : « Dans un premier temps, j’ai décliné l’offre pour ne pas compromettre mes affaires dans ce pays », explique Du Toit. Trois jours plus tard l’intéressé revient à la charge et sollicite une autre rencontre, toujours au Sandton Sun. En arrivant sur place, Du Toit se retrouve nez à nez avec Simon Mann et un certain « David », dont il affirme ignorer le patronyme. Ses interlocuteurs sont, cette fois, plus explicites.
Ils lui proposent d’assurer le transport des mercenaires lorsque ces derniers arriveront à Malabo, de mettre à leur disposition des « guides » afin qu’ils puissent investir au plus vite les différents points stratégiques de la ville. À savoir les deux camps militaires situés sur la route de Luba, à une soixantaine de kilomètres de Malabo, les deux entrées du palais présidentiel, la tour de contrôle de l’aéroport. Ils lui demandent aussi de les aider à recruter des hommes et à trouver armes et munitions. En contrepartie, le mercenaire qu’on croyait reconverti dans les affaires se voit promettre 1 million de dollars et l’assurance, après la réussite du coup, de pouvoir continuer tranquillement ses activités à Malabo. Il se range aux arguments de ses interlocuteurs.
Du Toit formalisera son engagement aux côtés de Mann le 18 janvier 2004, avant de se mettre à la recherche d’hommes de main. Pour cela, il n’hésite pas à puiser dans le vivier des chiens de guerre en semi-retraite depuis la fin de l’apartheid et de la guerre civile angolaise. En cinq jours, il recrute 55 soldats de fortune, qu’il envoie s’entraîner dans un champ de tir, près d’une vieille concession minière abandonnée, au sud de Johannesburg. Les armes et minutions viendront du Zimbabwe, où il compte encore quelques relations au sein de la hiérarchie militaire.
Le plan arrêté est le suivant : les mercenaires seraient regroupés le 5 mars à l’aéroport de Wonderbroom, dans la banlieue de Pretoria. Là, ils embarqueraient à bord d’un Boeing 727-200 acheté aux États-Unis par Mann qui transiterait, pour des formalités de douane, à l’aéroport international de Pietersburg, avant de rejoindre Harare, capitale du Zimbabwe voisin, pour faire le plein de kérosène et récupérer les armes et les munitions. Puis l’appareil redécollerait en direction de Malabo, où la joyeuse équipe est attendue dans la nuit du 7 au 8 mars.
Le 4 mars, soit trois jours avant le jour « J », Nick Du Toit retourne en jet privé à Malabo, accompagné de trois autres mercenaires, Sergio Cardoso, Jose Passocas Domingo et George Alerson. Le lendemain, il joint Mann sur son téléphone cellulaire britannique pour les dernières instructions. RAS. Le 6 mars, il réunit ses hommes pour les briefer sur le coup en préparation. Et il en profite pour distribuer les rôles. Domingo et Alerson s’occuperont de la tour de contrôle de l’aéroport, de la communication radio avec l’avion en provenance d’Harare. Doonzaaier récupérera les fameux « guides » qui doivent ouvrir la voie aux putschistes. Alerson se chargera également de les conduire à une base militaire située près de l’hôtel Haladji, et Domingo, vers deux autres casernes, sur la route de Luba. Cardoso, lui, sécurisera les deux entrées du palais présidentiel, etc.
Commence alors l’attente. Le 7 mars, aux alentours de 23 h 30, Du Toit vient à peine d’ordonner à ses hommes de faire mouvement vers l’aéroport de Malabo qu’il reçoit un coup de fil de Mann l’informant de « difficultés de dernière minute » à l’aéroport d’Harare. « Il faut annuler l’opération », lâche-t-il d’une voix inaudible, avant de raccrocher. Les mercenaires, une soixantaine d’hommes, venaient, contre toute attente, d’être arrêtés dans la capitale zimbabwéenne, et leur avion saisi. Du Toit demande par radio à ses hommes de rentrer se coucher. Leur nuit sera courte. Tôt, le 8 mars, ils seront tous appréhendés par la police et envoyés à Black Beach.
Depuis, les révélations faites par les mercenaires aussi bien à Harare qu’à Malabo permettent de comprendre que l’affaire elle-même dépasse largement les seules frontières de la Guinée équatoriale. À propos du bénéficiaire de la tentative de putsch, Du Toit affirme avoir souvent entendu prononcer, au cours de ses conversations avec Mann et les mystérieux Gregg et David, le nom de Severo Moto, opposant irréductible du président Obiang, en exil depuis plusieurs années à Madrid où il bénéficie de solides appuis, notamment au sein du Parti populaire de l’ex-Premier ministre espagnol José María Aznar. « On nous a même dit que, dans les trente minutes qui suivraient le coup, Moto débarquerait à Malabo pour prononcer un discours à la nation et prendre le pouvoir », précise Du Toit. En provenance d’où ? D’un navire mouillant au large des côtes équatoguinéenes ? D’un pays voisin ? L’intéressé a, bien entendu, fermement démenti ces accusations, sans pour autant convaincre. « Il faudra bien qu’il nous dise un jour ce qu’il faisait dans la soirée du 7 au 8 mars 2004 », soulignent les avocats du gouvernement équatoguinéen, Me Rasseck Bourgi, du barreau de Paris, et Henry Page, du cabinet londonien Penningtons.
Quant au commanditaire, les « affreux » d’Harare et de Malabo avancent, sans – pour l’instant – apporter le moindre début de preuve, le nom d’un certain « Ely Calil », qui ne serait autre que le courtier libano-britannique, Elie Khalil, un vieil habitué de certains palais présidentiels africains proche, de longue date, de Moto. Les conseils du gouvernement équatoguinéen viennent, pour leur part, d’entamer une procédure judiciaire dans les îles anglo-normandes, espérant ainsi identifier le ou les commanditaires du coup. Dans leur collimateur, Logo Ltd et Systems Design Ltd, deux sociétés enregistrées dans les BVI (British Virgin Islands) et dont les comptes bancaires sont domiciliés à Jersey et à Guernesey. Ce sont elles qui auraient acheté le Boeing 727-200 et mis à la disposition des mercenaires d’importantes sommes d’argent. À titre d’exemple, le 3 mars 2004, soit quatre jours avant le coup de force, un ancien ministre conservateur britannique aurait versé une « contribution symbolique » de 149 000 dollars sur le compte de Systems Design Ltd, à Guernesey.
Dans cette affaire trouble dans laquelle certains politiciens de la droite espagnole et britannique ne semblent pas avoir le beau rôle, on a également retrouvé, dans une note manuscrite de Simon Mann datée du 21 mars 2004, les traces d’un mystérieux « Scratcher » – le Gratteur -, le sobriquet, semble-t-il, du fils d’un célèbre ancien locataire conservateur du 10 Downing Street. Autant dire que la Guinée équatoriale, troisième producteur d’or noir d’Afrique subsaharienne, intéresse beaucoup de monde…

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