Le numérique au jour le jour

Correspondance personnelle, inscriptions à l’université, paiement d’achats en ligne et même rencontre de l’âme soeur : le quotidien des Tunisiens devient peu à peu électronique.

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Jalila vient d’envoyer son cinquième courriel de la soirée. Âgée de 21 ans, cette étudiante tunisoise en marketing n’a pourtant pas encore assez d’argent pour se payer un ordinateur personnel. Pour gérer son courrier électronique sur la messagerie gratuite de Yahoo, elle a pris l’habitude de se rendre à la boutique Publinet qui se trouve dans une petite rue proche de l’avenue Habib-Bourguiba, la grande artère animée du centre de Tunis.
« C’est pratique ! indique cette jeune fille moderne et souriante. Je viens ici pour relever mon courrier. Ou bien pour trouver un peu de documentation avant les examens. Les gens du Publinet sont gentils et toujours prêts à m’aider quand j’ai un problème avec l’ordinateur. »
On entre dans cette boutique par un corridor garni de livres proposés à la vente : manuels universitaires, guides d’informatique, méthodes d’apprentissage de langues étrangères… On trouve même des exemplaires du Coran. On pénètre ensuite dans une grande salle aux murs gris sans apprêt, éclairée par des néons et emplie d’ordinateurs.
Le gérant de la salle, un jeune homme courtois, vous donne un ticket mentionnant votre heure d’arrivée et vous attribue un ordinateur. Il vous aide à vous installer, en trouvant par exemple le raccourci informatique permettant de passer du clavier en langue arabe à celui en langue française. Ensuite, à vous le surf sur le Web. Quand vous aurez terminé, le gérant vous facturera le temps de connexion passé, au tarif de 0,25 dinar tunisien (0,15 euro) le quart d’heure.
L’atmosphère du lieu est studieuse, concentrée. Les six usagers du moment ne perdent pas leur temps en bavardages. Les cafés de l’avenue sont faits pour cela. Avec des connexions limitées 56 kilobits, les accès aux sites Web sont souvent laborieux. Et dans les trois cents Publinet du pays, tous gérés par des propriétaires privés, le temps se compte en dinars.
Ici, le silence est seulement troublé par le bourdonnement des disques durs et le crépitement des claviers. « Les Publinet sont des endroits bien fréquentés. Personne ne m’a jamais importunée ici », souligne Jalila. Les habitués sont plutôt jeunes, entre 20 et 35 ans. Que viennent-ils chercher ? Des correspondances instantanées et à faible coût avec des membres de leur famille ou des amis installés à l’étranger ou en province. Jalila échange ainsi ses impressions sur la vie d’étudiante avec une de ses amies, Layla, qui a été admise dans une école d’ingénieurs à Toulouse, en France.
Elle utilise aussi souvent les moteurs de recherche documentaires comme ceux de Google et de Yahoo. Elle a aussi la possibilité de consulter par Internet ses résultats aux examens de son université, voire de s’y réinscrire, évitant ainsi les files d’attente. Le reste est son jardin secret.
Et les autres internautes du Publinet ? Eh bien, le jeune « Web surfer » tunisien est un peu fleur bleue. Internet lui sert aussi à rencontrer l’âme soeur. Les sites de discussion (« chats » en anglais, soit « tchatche » en tunisien) et de rencontre (en tout bien tout honneur) sont très fréquentés.
Mais cela ne semble pas suffire à tous. Comme partout dans le monde, les sites de fans de la pulmonaire actrice Pamela Anderson rencontrent aussi un succès certain. Suivent de près ceux consacrés aux pulpeuses actrices du cinéma égyptien et aux effervescentes chanteuses libanaises. Preuve supplémentaire, s’il en est, qu’Internet sert la diffusion de la culture arabe.
Soyons juste, les Tunisiens vont également sur des pages plus sérieuses, notamment celles des magazines scientifiques. À toutes fins utiles, des feuilles affichées dans la salle indiquent que « la consultation de sites prohibés est interdite ». Est-elle respectée ? En l’absence de liste officielle recensant les pages proscrites, les usagers des Publinet ont l’air d’être sages. Ou simplement prudents.
Au demeurant, tous les sites disponibles sur le réseau mondial leur parviennent-ils intégralement ? Les pouvoirs publics tunisiens n’ont-ils pas la possibilité de filtrer les sites qui ne leur conviennent pas ? Dans son vaste bureau de l’Agence tunisienne d’Internet (ATI), sa présidente, Faryel Beji, balaie la question d’un revers de main : « Certaines voix calomnient la Tunisie en disant qu’Internet y serait censuré. La vérité, c’est que nous souhaitons une bonne utilisation du réseau, pour que cet outil serve réellement au peuple. »
De fait, les autorités ne ménagent pas leurs efforts pour insérer les nouvelles technologies dans la vie quotidienne des Tunisiens. Le lancement des Publinet n’est qu’une étape, en attendant l’équipement des ménages en ordinateurs. Selon l’ATI, la Tunisie compterait déjà 700 000 utilisateurs réguliers d’Internet sur une population totale de 10 millions d’habitants. Un taux exceptionnel dans le monde arabe comme en Afrique.
Mais l’objectif du gouvernement est, à terme, de réaliser « Internet pour tous » (voir encadré). Pour parvenir à cet ambitieux objectif, la Tunisie doit toutefois résoudre rapidement deux grands problèmes. Le premier est celui de l’accès du grand public au haut débit par l’ADSL. Grâce aux investissements réalisés par l’opérateur Tunisie Telecom, les Tunisiens devraient bientôt bénéficier de ce nouveau service. Reste à savoir à quel prix sera proposé l’accès à l’ADSL. Mais la concurrence qui émerge avec déjà cinq fournisseurs de services Internet (FSI) privés laisse augurer des tarifs abordables.
Le second problème à régler est celui du développement du contenu, c’est-à-dire d’une offre abondante de sites tunisiens. Les internautes consultent aisément des sites étrangers, mais l’usage de cet outil restera anecdotique si l’offre nationale ne connaît pas de développement. Aussi le gouvernement a-t-il décidé de mettre en place un système de « ristourne » pour encourager l’alimentation du Web local. Concrètement, ceux qui génèrent un certain niveau de trafic sur le Net bénéficient d’une subvention à hauteur de 30 % de leurs coûts d’hébergement et de mise à jour. Comme la réalisation d’un site Web de qualité professionnelle revient entre 2 000 et 3 000 dinars (1 300 et 1 950 euros), la subvention n’est pas négligeable. Pour y accéder, les concepteurs de sites doivent voir leur dossier agréé par une commission chapeautée par l’ATI.
« La clé de l’essor d’Internet en Tunisie, c’est le développement du commerce électronique. Il existe bien la carte « e-Dinar » de la Poste tunisienne, un porte-monnaie électronique, mais elle ne permet de régler que des petits achats et doit être rechargée fréquemment », estime de son côté Fathi Bhoury, le directeur général du FSI Planet. Les opérateurs devront également proposer des achats en ligne de billets d’avion ou de train. Et faire la promotion des sites de jeux et de divertissement comme dans les pays du Nord pour augmenter la fréquentation d’Internet. Reste que la carte e-Dinar permet déjà de résoudre des problèmes délicats. « L’autre jour, j’étais invité à dîner chez un de mes clients importants, confie Mourad, un jeune chef d’entreprise tunisois. Mais j’étais débordé par un dossier d’appel d’offres, et je n’ai pas vu l’heure tourner. Il était 17 heures et je n’avais pas de cadeau pour la maîtresse de maison. De mon ordinateur, j’ai cliqué sur le site des fleurs de La Poste, où j’ai commandé et payé avec ma carte e-Dinar un beau bouquet. Il est arrivé avant moi à la réception. » Selon les historiens, la tradition d’offrir des fleurs vient de la dynastie des Omeyyades installée en Espagne à partir du VIIIe siècle. Nombre de leurs descendants ont par la suite émigré en Tunisie.

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