L’Afrique, la France et les « petits juges »

Une demi-douzaine de chefs d’État africains ou leurs proches, pour la plupart ministresou membres de la haute administration, sont dans le collimateur de magistrats français, au grand dam de l’Élysée. Enquête.

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Dans le maquis touffu de l’incestueuse relation franco-africaine, dresser l’inventaire des intervenants relève déjà du casse-tête. Il y a les diplomates et les militaires, les patrons et les consultants, les Corses et les francs-maçons, les pétroliers et les avocats, les communicateurs et les conseillers. Voici venu le temps des juges, grands et petits. À la différence des autres, cette dernière catégorie ne donne ni dans la connivence ni dans le réseau. Incontrôlables ou presque, ces femmes et ces hommes, qui officient loin des lambris dorés du Quai d’Orsay, bouleversent avec gourmandise les règles du jeu. Sensibles à la médiatisation des affaires dont ils ont la charge, sûrs de l’appui des ONG, de la presse et de l’opinion publique, ils donnent des sueurs froides au pouvoir exécutif et nourrissent à coup sûr les cauchemars post mortem du défunt Jacques Foccart, tant ils se soucient peu des intérêts occultes et multiples qui, depuis un demi-siècle, tissent la trame de la Françafrique.
Cette intrusion des juges au coeur d’un théâtre d’ombres qui a ses règles, ses codes et ses secrets de famille n’est pas exactement nouvelle. Ces dernières années, la Libye de Kadhafi et de l’attentat contre le DC-10 d’UTA, la Mauritanie avec l’affaire du capitaine Ely Ould Dah, l’Algérie et ses généraux – en particulier l’ancien chef d’état-major Khaled Nezzar – ont été dans le collimateur d’une justice française dont la chancellerie parvient de moins en moins à tempérer la curiosité et les ardeurs. Tout récemment, au grand dam d’un Omar Bongo Ondimba, l’instruction puis le procès de l’affaire Elf ont longtemps flirté avec la ligne rouge, sans toutefois jamais la franchir au nom de la raison d’État. Mais cette dernière invocation, pour suprême qu’elle soit, ne tient guère lorsque les dossiers instruits relèvent des droits de l’homme ou de la criminalité financière. D’où la multiplication sans précédent des procédures en cours actuellement visant des chefs d’État ou leurs proches : pas moins d’une demi-douzaine.
De l’Angolagate aux morts de Brazzaville, de la disparition d’un journaliste à Abidjan à celle d’un juge à Djibouti, en passant par l’attentat contre un avion présidentiel à Kigali, toutes ces affaires qui irritent l’Élysée, tétanisent les diplomates et obligent les ambassadeurs de France en Afrique à danser sur des braises, ont quelque chose en commun : elles relèvent, vu des palais présidentiels concernés, de l’ingérence, de l’abus de droit, du néocolonialisme et de l’irrationnel. Voire de la persécution quand tel ou tel membre éminent de la nomenklatura de passage à Paris pour un check-up médical est réveillé à l’aube et prié de suivre un « petit juge gauchiste » (le qualificatif est de Denis Sassou Nguesso), aux fins d’interrogatoires et de garde à vue. Les réactions observées chez les chefs d’État sont alors de deux ordres. Certains y voient l’expression d’un complot visant à les déstabiliser avec l’appui tacite, si ce n’est à l’instigation, des autorités politiques françaises. Une ligne simple, parfois simpliste, mais pas toujours dénuée de fondement et qui ne fonctionne que lorsque de réelles divergences préexistaient entre la France et le pays concerné. Les dirigeants rwandais jouent aujourd’hui à fond sur ce registre. Tout comme hier, lorsque le gouvernement français était dirigé par les socialistes, ceux de Djibouti ou de Nouakchott.
Cette théorie du complot est cependant inopérante quand les relations de capitale à capitale, de gouvernement à gouvernement et de président à président sont sans nuages. Dès lors, il est de plus en plus fréquent d’entendre des chefs d’État africains brocarder la « dictature des ONG » et la « république des juges » devant lesquelles un Jacques Chirac impuissant serait contraint de se plier – sous-entendu : ce n’est pas chez nous que pourraient se produire de telles aberrations. Mais, même si l’on affecte de plaindre l’hôte de l’Élysée (d’autant que lui-même n’est pas à l’abri), on ne se résout pas à subir. En dépit des excellents rapports qu’ils entretiennent l’un et l’autre avec leur homologue français, l’Angolais Dos Santos et le Congolais Sassou Nguesso ont ainsi sorti l’artillerie lourde. Le premier a refusé d’accréditer l’ambassadeur de France à Luanda et menace de s’en prendre aux intérêts pétroliers de Total, le second a obligé le ministre de l’Intérieur Dominique de Villepin à obtenir la relaxe de son chef de la police, sous peine de représailles.
Tous deux savent en effet très bien que, malgré leurs inévitables dénégations sur le thème de l’indépendance totale et scrupuleusement respectée de la justice, les autorités françaises ne sont pas dénuées de moyens d’action. La chancellerie et le parquet peuvent en effet intervenir à la demande – on l’a vu dans le cas de l’affaire Ndengue – et renverser le cours des choses. Mais il s’agit là d’une petite bombe atomique judiciaire et d’une arme à double tranchant : ces interventions, rarement confidentielles et toujours décriées, relèvent de la pression politique. Lorsqu’un juge, désavoué ou dessaisi, proteste et que les médias le relaient, l’effet politique auprès de l’opinion est souvent dévastateur. À ne manier, donc, qu’en cas d’extrême urgence…
C’est dire alors si les Jean-Louis Bruguière, Renaud Van Ruymbeke, Philippe Courroye, Jean Gervillié, Sophie Clément ou Patrick Ramaël n’ont pas fini de jouer le rôle d’éléphants dans un magasin de porcelaine. On peut certes s’en plaindre dans les capitales du continent et soupirer, à Paris, de ces ingérences dans le bac à sable des copains – et parfois des coquins. On peut aussi, à juste titre parfois, fustiger l’utilisation abusive des médias par certains juges, les violations du secret de l’instruction dont ils se rendent trop souvent coupables et l’estime toute relative dans laquelle ils tiennent les justices locales, renforçant ainsi indirectement l’instrumentalisation de ces dernières par les pouvoirs en place. On peut enfin regretter que la présomption d’innocence ne soit que rarement respectée et estimer que l’ex-colonisateur, qui l’a tant et tant violée, n’est pas le mieux placé pour dire le droit. Mais c’est ainsi : tout comme les ONG, leurs leçons et leurs rapports aussi critiquables que salutaires, tout comme les tribunaux internationaux et leurs lois de compétence universelle, les « petits juges » – pas seulement français d’ailleurs, puisqu’on en trouve même en Suisse où l’ancien ministre de l’Intérieur tunisien Abdallah Kallel a eu maille à partir avec eux – font désormais partie du paysage. Bonne gouvernance et mondialisation obligent, même si, sur le continent, ces deux exigences sont beaucoup plus subies qu’acceptées.
La France, a dit un jour en substance l’historien Laurent Gbagbo, n’aurait jamais pu faire sa révolution de 1789 si Amnesty International et la juge Eva Joly avaient existé à l’époque. Bien vu. Tout le paradoxe de l’Afrique est peut-être de devoir réussir l’une en présence des autres, ce qui, on en conviendra, est une gageure. Mais après tout, si le seul moyen d’échapper à ce que nombre de chefs d’État ressentent comme un abus inadmissible est d’être vertueux, ce ne sont pas leurs peuples qui s’en plaindront.

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