«IB»-Soro: les dessous d’un duel sanglant

Dernier épisode en date de la rivalité entre les deux figures de la rébellion, les affrontements au sein des Forces nouvelles dans la nuit du 20 au 21 juin. Comment expliquer cette escalade de la violence ?

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 5 minutes.

Une image d’abord (rapportée par ceux qui l’ont vue), forte, saisissante, voire insoutenable : le corps du caporal Kassoum Bamba dit « Kass », commandant de la base aérienne de Bouaké, mutilé, calciné et gisant au milieu d’un amas de débris. Combien d’habitants de Bouaké se sont-ils couchés la veille, dimanche 20 juin, avec en tête le huis clos du minisommet d’Abuja entre les présidents John Kufuor, Olusegun Obasanjo, Gnassingbé Eyadéma et Laurent Gbagbo réunis pour trouver une solution à la crise en Côte d’Ivoire, pour se réveiller le lendemain, 21 juin, interloqués, incrédules, en apprenant la mort du sous-officier ?
En une nuit, l’espoir d’une sortie de crise avait encore une fois changé de camp. Les armes ont parlé entre ex-rebelles et laissé au moins vingt-deux morts sur le macadam. Les affrontements ont débuté par l’attaque de deux camps militaires à Korhogo et d’un convoi du secrétaire général des Forces nouvelles (FN, ex-insurgés qui occupent le nord du pays depuis septembre 2002), Guillaume Soro, par des « éléments lourdement armés et équipés de véhicules neufs de type 4×4 ». Et se sont poursuivis, quelques heures plus tard, à Bouaké, entre les partisans de Soro et ceux du sergent-chef Ibrahim Coulibaly alias « IB », parrain du mouvement au sein duquel « Kass » était précisément l’un de ses affidés. L’un des rares, aussi, à avoir gardé un commandement important, la plupart des autres ayant été écartés au lendemain de l’assassinat, le 8 février, d’Adama Coulibaly (Adam’s pour ses amis), chef de la zone sud de Korhogo, abattu de plusieurs balles.
La disparition de ce dernier indiquait déjà que la ligne rouge était franchie, même si on s’était empressé dans les rangs de l’ex-rébellion d’en atténuer la portée en affirmant que tout allait bien entre « IB » et Soro. La mort de « Kass » marque une rupture. L’éternelle litanie des protestations d’amitié et de fraternité, entonnée hier pour masquer une véritable guerre de leadership entre les deux hommes, ne fait plus recette. Ce qu’on présentait comme une simple défiance se révèle être une vraie bataille pour le contrôle du mouvement. À moins que ce ne soit une reprise en main au moment où des doutes se font jour au sein d’une troupe qui s’impatiente, d’autant qu’elle n’est pas régulièrement payée et dépend pour vivre des contributions de malheureux voyageurs obligés de passer par les barrages.
Pour l’heure, l’état-major des Forces nouvelles s’alarme des tentatives de déstabilisation attribuées au régime Gbagbo, mais qui viennent aussi de ses propres rangs. Il n’hésite plus à souligner que les assaillants ont bénéficié de la complicité de certains combattants proches d’IB et que « les premiers interrogatoires [de la cinquantaine de personnes arrêtées] indiquent clairement la responsabilité » du président Laurent Gbagbo et de son homologue guinéen Lansana Conté.
Le démenti de Conakry ne s’est pas fait attendre. « Nous n’avons rien à faire chez les autres, a protesté Moussa Sampil, ministre guinéen de la Sécurité. C’est vrai que des éléments de notre armée sont déployés le long de nos frontières, surtout celle qui nous sépare de la Côte d’Ivoire, mais bien à l’intérieur de notre territoire. » Dans l’entourage d’IB, on rejette l’idée d’un complot « Gbagbo-IB-Conté », et le simple fait d’associer son nom à ceux des présidents de deux pays voisins met IB en colère (voir page 18).
Pour Vincent Rigoulet, conseiller en communication du sergent-chef, « cette thèse ne repose sur rien. C’est de la pure spéculation, même si on ne peut plus dire, depuis l’assassinat d’Adam’s, que les FN sont une famille unie. Et pourquoi d’ailleurs IB lancerait-il une attaque à la veille de son appel pour la levée de son contrôle judiciaire, prévu pour le 22 juin et reporté au 2 juillet ? » Et Rigoulet d’avancer trois hypothèses : « Un mouvement de grogne de combattants écartés dans le partage du pouvoir dont on chercherait à étouffer les humeurs ; une manipulation du régime de Gbagbo qui jouerait sur ces frustrations ; le besoin d’inventer de toutes pièces cette thèse du complot pour masquer une épuration engagée avec la liquidation d’Adam’s. À moins que ce ne soient les trois en même temps. »
Une autre version circule dans les rangs de l’ex-rébellion : les hommes qui ont abattu « Kass » ont par la suite récupéré son téléphone portable. Quand celui-ci a sonné quelque temps plus tard, ils ont entendu au bout du fil quelqu’un qui, croyant parler au caporal, disait : « Tiens bon, les renforts arrivent, des supplétifs libériens venus de Man et une centaine de Guinéens ! » Qui parlait ? Les supputations vont bon train. Seule certitude, en février dernier, l’état-major des FN avait déjà évoqué la présence envahissante de Libériens (notamment dans la garde rapprochée d’Adam’s qui les avait ramenés de Man où il a été en poste) dont il fallait se débarrasser. On les ressort, accompagnés cette fois de Guinéens. IB lui-même se demande quel prétexte Soro et ses amis vont trouver la prochaine fois pour poursuivre leur « travail d’épuration ».
Le sentiment général est que le Nord se trouve davantage encore isolé du reste du pays. Les contrôles se sont multipliés dans la zone. Les ex-rebelles organisent partout la « chasse à l’ennemi infiltré », fouillent minutieusement les bagages des voyageurs, les coffres des véhicules et même, parfois, leur moteur. Rien ni personne ne leur fera croire qu’après avoir « retourné IB », le pouvoir d’Abidjan ne cherchera pas à les liquider, en commençant par leur chef politique. Pour eux, les épisodes meurtriers des 20 et 21 juin n’en sont que la manifestation visible et il y en aura d’autres. Ils fondent leurs accusations et leurs craintes, entre autres, sur les deux voyages de Gbagbo à Conakry en avril et mai derniers, sur le fait qu’avant de se rendre, le 6 juin, aux États-Unis, le chef de l’État a laissé entendre qu’il s’« occuperait » de la rébellion dès son retour. De là à penser que tout était planifié…
Dans l’entourage du président ivoirien, ces accusations font rire. Personne, certes, ne doute que Gbagbo n’aime pas les rebelles, que tout ce qui peut les déstabiliser est bon pour lui. Mais ce qui leur arrive, fruit de leurs propres divisions, est inhérent à toute rébellion et va continuer. Il y a eu d’autres règlements de comptes depuis le début de l’insurrection, en septembre 2002, mais on n’en a pas beaucoup parlé car ils ne concernaient que de jeunes soldats de la base.
En décembre 2003, à Bouaké, « Kass » s’était déjà trouvé au coeur d’une fusillade opposant ses hommes à ceux de Chérif Ousmane. Elle avait éclaté quelques jours seulement après qu’il eut déclaré dans les médias des ex-insurgés qu’IB était « le président des Forces nouvelles ». Kassoum Bamba précisait que toutes les négociations engagées avec le président Laurent Gbagbo étaient « nulles et sans effet » sans son aval.
La coordination Afrique du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI) parle, outre Kass, de chef Doukouré, de Kéita Abubakar, dit Bakus, de Djal et de bien d’autres éléments passés de vie à trépas ou dans le collimateur de Soro et de ses amis. La rébellion, comme la révolution, mangerait-elle aussi ses enfants ?

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