« Femmes, encore un effort ! »

La mise en oeuvre du Code de la famille adopté par le Parlement il y a cinq mois se heurte à des difficultés, déplore la féministe Leïla Rhiwi.

Publié le 28 juin 2004 Lecture : 6 minutes.

Militante féministe de longue date, Leïla Rhiwi a dirigé le collectif associatif du « Printemps de l’Égalité » constitué en 2000 pour promouvoir la réforme de la Moudawana, le Code de la famille marocain. Elle poursuit aujourd’hui ses activités au sein de l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), qu’elle a présidée de 1998 à 2003, et continue à enseigner à l’école d’ingénieurs Mohamedia, à Rabat. Un peu plus de cinq mois après l’adoption de la réforme par les députés, elle évoque les obstacles à son application. Et les luttes qu’il reste à mener.

Jeune Afrique/L’intelligent : La réforme de la Moudawana a été votée par le Parlement le 16 janvier dernier. Commence-t-elle à être appliquée ?
Leïla Rhiwi : Son application est problématique parce que les mesures d’accompagnement font défaut. Et que les mentalités doivent encore évoluer. Il faut donc vulgariser la réforme et, avant tout, sensibiliser les juges. Jusqu’à présent, cela n’a pas été fait.
Un guide de procédure destiné aux magistrats vient tout juste d’être mis au point. Comme pour tout texte de loi, une marge d’interprétation est laissée au juge. Or la plupart des magistrats sont très conservateurs. L’article concernant la polygamie précise que le mari doit avoir une raison « suffisamment forte » pour prétendre à une seconde épouse. De quel genre de raisons peut-il s’agir ? La loi ne le précisant pas, il revient au juge de
l’apprécier. Pour l’instant, nous n’avons parcouru que la moitié du chemin.
J.A.I. : Combien de temps faudra-t-il pour qu’elle entre dans les faits ?
L.R. : La loi va contribuer à l’évolution des mentalités, mais cela prendra du temps, peut-être une génération. Pourtant, la société marocaine est déjà en pleine mutation. Les femmes peuvent aujourd’hui accéder à tous les métiers. Elles ont commencé à bouleverser les rôles, il leur reste à modifier la répartition du pouvoir au sein de la société.
J.A.I. : Quelle est la principale avancée de ce texte ?
L.R. : L’esprit et la philosophie de la loi sont essentiels. Le texte consacre le principe
de l’égalité et de la responsabilité partagée des conjoints. Désormais, la femme ne doit plus obéissance à son mari en échange de son entretien matériel. Cela étant accepté, les batailles à venir seront plus faciles.
J.A.I. : Plus concrètement ?
L.R. : Le problème principal concerne le divorce, qui renforce la vulnérabilité de la femme dans la mesure où celle-ci est souvent analphabète et économiquement dépendante de son mari. La nouvelle loi stipule que si la femme obtient la garde des enfants, elle
conserve le domicile conjugal. C’est capital. La création de tribunaux de la famille
constitue également un grand pas en avant. Auparavant, les affaires familiales, en particulier les divorces, étaient jugées par un seul magistrat, qui procédait de façon souvent arbitraire et expéditive. Désormais, le tribunal est composé de deux magistrats et
d’un représentant du ministère public. Enfin, l’abolition de la tutelle de l’homme sur la femme est, elle aussi, essentielle, car très symbolique. Cet article de la loi, qui a d’ailleurs provoqué de vifs débats, est l’un des seuls qui concerne la femme en tant que telle, alors que les autres ont également trait aux enfants et à la famille. En abolissant
la tutelle, on réhabilite la femme en sa qualité d’être humain, au même titre que l’homme.
J.A.I. : Existe-t-il des mécanismes de suivi ?
L.R. : Oui. À l’Association démocratique des femmes du Maroc (ADFM), nous disposons par exemple d’un centre de conseil où des avocates s’efforcent de répondre aux femmes qui cherchent à s’informer ou ont besoin d’une assistance juridique. Cela permet d’assurer un suivi direct de l’application de la loi. Et de mieux repérer les blocages. Parallèlement, nous allons entreprendre un travail sur toute la « littérature » relative à cette loi : textes d’application, formulaires, guides, etc. Nous assurons également des formations
auprès de ces « relais » que sont les éducateurs, les cadres associatifs, les organisations de jeunes, les syndicats, les partis politiques et les représentants des médias. L’objectif est de les amener à identifier par eux-mêmes les stéréotypes et les représentations négatives que chacun d’entre nous véhicule. Enfin, nous menons un travail
de vulgarisation, même si nous n’avons pas les moyens de toucher tout le monde. Récemment, je me trouvais dans la petite ville d’Azrou, dans le Moyen-Atlas. Cent soixante
femmes étaient présentes. Elles connaissaient très mal le contenu de la réforme et fantasmaient sur certains articles, comme le partage des biens acquis durant le mariage. Or, sur ce point précis, la portée du texte est limitée, puisqu’il ne concerne que les femmes qui pourront prouver leur contribution aux revenus et à l’acquisition des biens
du foyer (feuilles de paie, factures, etc.). Contrairement à ce que nous avions défendu,
le travail domestique n’a pas été retenu comme une contribution à part entière. Afin de dissiper les malentendus et d’informer les gens, il est donc urgent que l’État fasse mieux connaître la loi, surtout en milieu rural, où 80 % des femmes sont analphabètes. Jusqu’à présent, il a très peu utilisé la radio et la télévision. Il n’y a eu que des mini-débats télévisés en arabe littéraire, jamais en arabe dialectal. Et, encore moins, en berbère.
J.A.I. : L’impact, très négatif pour eux, des attentats de Casablanca en mai 2003 a-t-il incité les islamistes à se ranger du côté de la réforme ?
L.R. : La réforme de la Moudawana est le résultat d’un long cheminement, du combat des organisations féministes depuis deux décennies. C’est aussi la conséquence de l’ouverture démocratique mise en uvre dans le pays depuis quelques années. Je ne crois pas à la thèse du revirement des islamistes après le 16 mai. Le PJD a toujours été un parti associé au pouvoir. Mais il est possible que le drame des attentats ait précipité le mouvement. Il est devenu urgent de choisir quel type de société nous voulons pour le Maroc.
J.A.I. : La loi est-elle perfectible ?
L.R. : Bien sûr, il reste beaucoup à faire. Il faut par exemple régler la question de la tutelle juridique. Aujourd’hui, si, lors d’un divorce, la femme obtient la garde des enfants, elle n’obtient pas pour autant la tutelle sur ses enfants. Ce qui est en totale contradiction avec l’esprit de la loi. L’article sur la garde des enfants est, lui aussi, discriminatoire. Si la femme se remarie, elle perd la garde de ses enfants, dès lors qu’ils sont âgés de plus de 7 ans, au profit du père. En revanche, si celui-ci se remarie, il conserve la garde des enfants. Le droit à la paternité doit également être obtenu pour tous les enfants, sans distinction. Pour l’instant, il ne peut l’être que si les deux parents non mariés étaient fiancés ou entretenaient des relations connues des
familles. Les cas de viol, notamment, ne sont donc pas pris en compte par le nouveau
texte. Par ailleurs, la polygamie doit être définitivement abolie. La réforme accorde à toute femme qui refuse que son mari prenne une seconde épouse la possibilité de divorcer. Mais en a-t-elle forcément envie ? Enfin, le droit à la succession doit être amélioré. La nouvelle loi stipule que les petits-enfants peuvent hériter de leur grand-père maternel,
alors qu’ils ne le pouvaient jusqu’ici que de leur grand-père paternel. Il n’en reste pas moins vrai que les femmes héritent toujours moitié moins que les hommes. Et puis, la réforme de la Moudawana doit être complétée par d’autres dispositions législatives. Le Code de la nationalité, par exemple, est très discriminatoire : il interdit à une Marocaine mariée à un étranger de transmettre sa nationalité à ses enfants, alors qu’un
Marocain dans la même situation en a la possibilité. Il faut que l’égalité se traduise
dans tous les domaines.

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