Histoire d’une capitulation

Dans un récent best-seller, George Tenet, l’ancien directeur de la CIA, retrace les péripéties des négociations secrètes à l’issue desquelles, en décembre 2003, la « Grande Jamahiriya » renonça à ses armes de destruction massive.

Publié le 29 mai 2007 Lecture : 7 minutes.

Son éditeur, qui lui a accordé une avance de 4 millions de dollars, ne s’est pas trompé : At the Center of the Storm (« Au coeur de l’orage »), les mémoires de George Tenet, l’ancien directeur de la CIA, figure parmi les bestsellers du moment aux États-Unis même si les critiques à son égard sont féroces. En réalité, c’est beaucoup plus le personnage que ce qu’il raconte qui met hors d’eux la plupart des spécialistes de cette période cruciale (1997-2004), au cours de laquelle ce fils d’immigrant grec dirigea le plus puissant service de renseignements au monde.
Du 11 septembre 2001 à l’invasion de l’Irak, en passant par celle de l’Afghanistan, Tenet fut l’exécutant zélé, quoique souvent maladroit, d’une administration Bush avec laquelle il règle aujourd’hui ses comptes. Ses efforts pour apparaître comme la victime et le bouc émissaire des erreurs, des mensonges et des échecs des « néocons » en particulier du vice-président Dick Cheney ont quelque chose de pathétique et ne convaincront sans doute que l’auteur lui-même. Reste le récit, souvent passionnant et toujours éclairant de ces années terribles qui virent le monde changer de visage souvent pour le pire. Dans le grand filet lancé par l’Amérique contre l’« empire du Mal » après le 11 Septembre opération dont Tenet fut le témoin privilégié se trouve une prise « collatérale » qui nous intéresse particulièrement : la Libye de Mouammar Kadhafi. Voici, condensée par nos soins, la petite histoire d’un grand retournement.
Les premiers contacts entre la centrale américaine et les services libyens ne datent pas de l’après-11 Septembre. Dès le début de 1999, des réunions secrètes ont lieu, à Londres, entre des agents du MI6 britannique et de la CIA, d’une part, Moussa Koussa, le patron du renseignement libyen, de l’autre. Diplômé de l’université du Michigan, Koussa a toujours été soupçonné par les Américains d’être le « cerveau » de l’attentat de 1988 contre un avion de la PanAm. Mais dans le monde cynique des services secrets, ce type d’accusation n’est pas rédhibitoire c’est, au contraire, la preuve que l’interlocuteur pèse lourd et jouit de toute la confiance de son maître.
Les échanges d’informations portent alors sur l’ennemi commun : les groupes islamistes radicaux et leurs bras armés, les organisations terroristes. Espacée mais continue, cette coopération va se poursuivre au cours des années suivantes, puis s’intensifier au lendemain du 11 Septembre. À Washington, la condamnation des attentats par Kadhafi s’ajoutant à sa relative bonne volonté dans le règlement judiciaire de l’affaire de Lockerbie sont interprétées comme autant de signes positifs. Nul ne s’attend pourtant au coup de théâtre qui va suivre.
Un jour de mars 2003, Koussa transmet à ses contacts britanniques un message verbal du colonel Kadhafi, qui souhaite savoir si, en échange de l’abandon par la Libye de son programme d’armes chimiques et nucléaires, les Occidentaux seraient disposés à lever l’ensemble des sanctions qui la frappent. Venant d’un tel émissaire, le message est pris au sérieux. Sir Richard Dearlove, le patron du MI6, se rend à Langley, au siège de la CIA, pour en informer Tenet. Une semaine plus tard, à Camp David, les deux hommes rencontrent George W. Bush et Tony Blair. « C’est la présence de nos gars en Irak qui fait peur à Kadhafi », commente le premier. « Testons-le », suggère le second. De retour à Langley, Tenet convoque l’un de ses meilleurs collaborateurs, Steve Kappes, ancien de la maison et spécialiste de l’Iran et du Proche-Orient (il parle le persan, l’arabe et le russe). Il lui confie la mission de poursuivre les négociations avec les Libyens, de concert avec « X », un agent britannique dont l’identité est, aujourd’hui encore, tenue secrète. Objectif prioritaire : évaluer le degré de sincérité de leurs interlocuteurs. Mi-avril, Kappes et son collègue ont rendez-vous avec Koussa et son bras droit, le « diplomate » Fouad Siltni, dans un grand hôtel de Londres, pour le petit déjeuner. Survient alors un imprévu : l’ancien Premier ministre israélien Ehoud Barak fait son entrée dans la salle du restaurant, entouré de trois gardes du corps. Koussa et Siltni,qui arrivent à sa suite, font demi-tour. Kappes et « X » se lèvent discrètement. Et les quatre hommes se retrouvent finalement au dernier étage, dans une petite salle de réunion à l’abri des regards.
La discussion dure deux heures. Sans se faire prier, Koussa admet que la Libye n’a respecté aucun des traités de non-prolifération signés par ses représentants. Mais les choses ont changé, affirme-t-il. Le « Guide » est désormais d’accord pour arrêter l’ensemble de ses programmes d’armement et demande qu’on lui fasse confiance. Avant d’aller plus loin, il souhaite seulement que Washington et Londres lèvent une partie des sanctions. « Impossible, répondent Kappes et son collègue. Nous devons d’abord vérifier, sur place, de quels types d’armements vous disposez et mettre en route un programme de démantèlement. Après quoi, ce que souhaite votre leader ira de soi. »
De retour aux États-Unis, Kappes rend compte à Tenet, qui l’emmène à la Maison Blanche. Dans le Bureau ovale, assis sur un canapé, Bush écoute et ne cache pas son enthousiasme. Il donne l’ordre de constituer une équipe d’experts qui devra se rendre en Libye. Un mois s’écoule sans nouvelles de Tripoli. À la mi-mai, un nouveau rendez-vous est pris, à Prague, avec Moussa Koussa, qu’accompagne cette fois Seif el-Islam Kadhafi, le propre fils du « Guide ».
Selon le récit de Kappes, Kadhafi Jr utilise une tactique chère à son père. Il se montre dur, intransigeant, se lance dans une longue diatribe contre l’Occident et réitère la condition déjà mise en avant par Koussa : « Nous avons fait le premier geste en vous offrant le marché, à vous de faire le second. » L’Américain et le Britannique ne se démontent pas et campent sur leurs positions : « Vous devez comprendre qu’aucune de vos exigences ne sera satisfaite tant que nous n’aurons pas vérifié l’état de vos stocks chimiques et nucléaires et que leur destruction n’aura pas été engagée. Merci de le dire à votre père. » On se sépare sans aménité. Nouveau silence radio prolongé, côté libyen : deux mois et demi sans un seul signe. Et puis, début août 2003, Koussa se manifeste enfin. Il invite Kappes et son collègue à se rendre à Tripoli, pour y rencontrer le « Guide ». Cette fois, les choses bougent vraiment
Début septembre, les deux agents débarquent à l’aéroport. Conduits dans un grand hôtel de la ville, ils patientent trois jours et ont droit au traitement habituel : rendez-vous pris, puis reporté sans explications. Un jeudi, en début de soirée, Koussa vient enfin les chercher et les conduit à la caserne Bab Aziziya. Dans son immense bureau, vêtu d’une large chemise sur laquelle est dessinée une carte de l’Afrique, Kadhafi surfe sur la toile, les yeux rivés sur l’écran de son ordinateur. Il regarde à peine ses hôtes. « Attention, le début va être un peu rude », chuchote Koussa à l’oreille de Kappes, avant de s’asseoir, genoux serrés et tête baissée, comme s’il s’attendait au pire.
De fait, menton relevé et les yeux fixés au plafond, le colonel se lance dans une diatribe de vingt minutes, sans interruption, que l’interprète a bien du mal à suivre. L’Amérique, l’Occident, Israël, l’Irak, le sida et tous les maux de la terre se succèdent, se heurtent et se mélangent. Et puis, peu à peu, le ton s’adoucit, Koussa sort la tête des épaules et Kadhafi finit par sourire : « Heureux de vous recevoir, merci d’être venus. » La discussion peut commencer.
Elle durera plus de deux heures. « Nous voulons vider l’abcès », répète Kadhafi, qui se montre très conciliant pourvu que les apparences soient sauves. Exemple : les armes de destruction massive. Le colonel prétend n’en posséder aucune. À moins que leur appellation soit modifiée : « Armes spéciales », par exemple, ou ce que l’on voudra, mais il ne sera pas dit que le colonel avait la moindre intention de détruire « massivement » qui que ce soit. Autre exemple : les « inspections » que les experts américains et britanniques entendent mener dans l’arsenal libyen. Le terme révulse Kadhafi. Kappes propose de le remplacer par « visites ». Accepté. Pourtant, rien de concret n’est encore conclu, le colonel se contentant d’encourager ses hôtes à « poursuivre le travail avec Moussa Koussa ». La soirée s’achève par un dîner de minuit sur la plage privée de Seif el-Islam. On devise en anglais, à la lueur des chandelles, face à la Méditerranée
Tenet et Kappes reprennent le chemin de la Maison Banche pour briefer le président. Kappes fait part à Bush de son optimisme, mais aussi de ses craintes. Les inspections n’ont pas encore débuté, tout peut encore être remis en question, le secret doit absolument être préservé. À Londres, seuls Blair, le patron du MI6 et trois ou quatre personnes sont au courant. À Washington, un peu plus : outre Bush, Tenet et Kappes, Dick Cheney, Donald Rumsfeld, Condi Rice, Colin Powell, Richard Armitage et William Burns, le « monsieur Proche-Orient » du département d’État, sont au parfum.
Autre souci du tandem Tenet- Kappes : comment obliger les Libyens à passer aux choses sérieuses, c’est-à-dire à autoriser les experts à visiter leurs magasins d’armes ? Le hasard intervient alors sous la forme d’un étrange cargo venu de Malaisie, le BBC China. La CIA, qui soupçonne le navire d’être au service du réseau d’exportation illégale de composants nucléaires mis en place par Abdul Kader Khan, le « père » de la bombe pakistanaise, le suit à la trace depuis son départ. Alors que le bateau franchit le canal de Suez, les Américains interceptent une communication du capitaine, qui indique vouloir se rendre à Tripoli. La CIA monte alors une opération d’intox pour lui faire croire que son affréteur lui demande de faire préalablement relâche dans le port italien de Tarente, afin d’y embarquer du fret supplémentaire. À peine arrivé, le 4 octobre, le BBC China est fouillé par la police, qui met la main sur quarante-quatre conteneurs remplis d’éléments de centrifugeuses destinés à la Libye. Kappes exulte : cette fois, Kadhafi ne pourra plus se dérober.

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