Driss Benzekri, un homme d’État de droit
Prisonnier politique au temps de Hassan II, il avait, à partir de 2004, animé l’Instance Équité et Réconciliation (IER), puis présidé le Conseil consultatif des droits de l’homme. Pour la majorité des Marocains, c’était « un saint ».
Les habitants d’Aït Ouahi n’avaient jamais rêvé d’une telle aventure. Ce mardi 22 mai, leur village perdu entre Tiflet et Khémisset, à 85 km de Rabat, est devenu la capitale du royaume. De partout affluent des vagues humaines de toutes provenances : des Rifains, des Sahraouis, des jeunes, des ancêtres, des femmes, beaucoup de femmes Il y a aussi ceux qu’on ne voit qu’à la télévision, le prince Moulay Rachid, des conseillers du roi, le Premier ministre Driss Jettou, des ministres, les deux présidents du Parlement, des généraux… Les leaders des partis, aussi, sont là, istiqlaliens, socialistes, berbéristes, islamistes ou gauchistes Tous sont venus enterrer Driss, l’enfant du pays, qui a « rejoint Dieu » deux jours auparavant.
Sous une immense tente dressée à l’entrée du village, son père, Si Taïbi, très svelte et très digne, grande allure, reçoit les condoléances. En fin de matinée, une foule bigarrée, désordonnée, mêlant dignitaires et paysans, se met en branle. Il y a là dix mille ou quinze mille âmes, peut-être davantage La veille, on a pris soin d’élargir la voie, mais il y a décidément trop de monde. Alors, beaucoup choisissent de passer par les champs pour gagner le cimetière, là-bas, sur la colline plantée à 1 kilomètre…
Funérailles nationales au douar, donc. Ainsi l’avait décidé Driss Benzekri. Pour être enterré à côté de sa mère, disparue en 2004. Mais sans doute aussi pour rester fidèle à ses premiers combats, lorsque, militant maoïste, il voulait libérer les siens, les paysans sans terre et sans espoir, au coeur du pays berbère. Du coup, ces funérailles grandioses et simples tout à la fois apparaissent comme le couronnement d’une vie exemplaire, faite d’abnégation et de générosité. Son ultime combat, contre la maladie cette fois, n’est pas étranger à l’immense émotion qui s’est emparée d’Aït Ouahi et de tout le royaume. Il y a treize mois, il a été frappé d’un cancer foudroyant. Le visage décharné, le crâne entièrement chauve, il a continué à travailler comme si de rien n’était. Ses médecins, qui ne lui avaient donné que trois mois à vivre, n’en revenaient pas. « Il a admirablement géré sa maladie, raconte l’un d’eux, c’est lui qui nous aidait. On savait qu’il souffrait, mais il ne réclamait pas d’antalgiques. Jamais il ne s’est départi de son éternel sourire. » La veille de sa mort, il a mis la dernière main à une convention assurant une couverture médicale aux victimes de la répression et à leurs familles. « J’ai fait ce que j’avais à faire, je peux partir en paix », leur a-t-il confié avant de s’éteindre.
Si chacun connaissait ses convictions politiques, on ignorait tout de ses rapports avec la religion. Pourtant, le lendemain des funérailles, une expression était dans toutes les bouches : Driss Benzekri était « un saint ». Salah Ouadie et Driss Yazami, qui l’ont accompagné dans l’aventure de l’Instance Équité et Réconciliation (IER) et ont siégé à ses côtés au Conseil consultatif des droits de l’homme (CCDH), ne sont pas les derniers à l’employer. Pour le chercheur Mohamed Tozy, la sainteté, ici, a une dimension politique : « On a affaire à une figure christique. Benzekri a racheté les péchés des Marocains, ceux de Hassan II comme ceux de la gauche. » L’IER, qu’il animait depuis janvier 2004, a été chargée d’enquêter sur les violations des droits de l’homme perpétrées entre 1956 et 1999, et non pas seulement, comme on l’écrit souvent, sur les « années de plomb » du règne de Hassan II. Pendant toute cette période, les luttes pour le pouvoir ne s’embarrassaient guère de scrupules démocratiques. S’agissant des violations des droits de l’homme, les responsabilités étaient partagées. Il n’y avait pas, d’un côté, les tenants d’une tyrannie haïssable et, de l’autre, d’angéliques démocrates. Benzekri le reconnaissait honnêtement. Évoquant son action, dans les années 1970, au sein d’une organisation marxiste qui lui avait valu dix-sept années de prison , il avait confié à J.A. : « Nous appelions à changer le régime au nom de la démocratie, alors que nous-mêmes étions foncièrement opposés à la démocratie, sauf si elle préparait l’avènement de la dictature du prolétariat. »
Quel regard porter sur le passé immédiat ? Partisan et manichéen, ou bien nuancé et plus équitable ? Cette question n’a pas été éludée lors des auditions publiques organisées par l’IER, en décembre 2004. D’anciennes victimes ont été invitées à s’exprimer en direct à la télévision, à la seule condition de ne pas mentionner le nom de leurs bourreaux. Cette restriction ne risquait-elle pas d’affaiblir la portée de leurs témoignages ? Tel n’était pas l’avis de Benzekri, convaincu que la majorité des Marocains ignoraient tout, ne serait-ce qu’en raison de leur âge, des violations en question et, plus encore, du contexte politique de l’époque. De ces périodes sombres, ils avaient néanmoins hérité une peur diffuse et paralysante. Les auditions devaient donc jouer un rôle de catharsis, de thérapie collective favorisant l’émergence de citoyens libres et responsables. Benzekri avait vu juste. Dans le bilan de l’IER figurent, bien sûr, le nombre des dossiers de disparition élucidés et celui des victimes indemnisées. Mais aussi la trace, impalpable et essentielle, du vent de liberté qui souffle désormais sur le royaume.
Parce qu’il avait été nommé par le roi pour diriger l’IER, puis le CCDH, on avait accusé Driss Benzekri d’avoir été « récupéré par le Makhzen » et trahi ses convictions. Devant ces infamies, il se contentait de sourire et, si l’on insistait, il les mettait sur le compte de la liberté d’expression. À l’arrière-plan de ces accusations, un postulat : l’IER est une opération concoctée au Palais. Rien n’est moins vrai. C’est au sein du Forum Vérité et Justice (FVJ), fondé en novembre 1999 par d’anciens prisonniers politiques et qu’allait présider Benzekri, qu’ont eu lieu les débats sur les droits de l’homme et leur place dans l’indispensable modernisation du pays. Le Palais a simplement pris le train en marche, ce qui n’enlève rien à son mérite. Les contacts suscités en 2002 par les collaborateurs du roi avec le FVJ ont vite abouti, parce qu’on était d’accord sur l’essentiel : la nécessité d’entreprendre un travail de mémoire, en toute responsabilité et sans casser la baraque.
Certes, Mohammed VI et Driss Benzekri, le fils de Hassan II et l’ancien prisonnier politique, ne jouaient pas dans la même catégorie. Le président de l’IER ne parlait d’ailleurs jamais du roi ni de ses collaborateurs. Mais on a le sentiment que des affinités électives réunissaient les deux hommes. Au sujet des droits de l’homme, ils avaient le même objectif. Pour de multiples raisons, tant politiques que psychologiques, le jeune roi entendait rompre avec le règne de son père. Une rupture tranquille monarchie oblige , mais réfléchie, résolue.
De son côté, pendant sa captivité, Benzekri a eu le temps de faire des études de linguistique, de mener à bien des travaux sur la poésie berbère, mais aussi de réfléchir sur les questions fondamentales de la vie en société, de la liberté et de la responsabilité. Il s’est forgé des convictions simples et fortes. Du genre : grâce à la démocratie, on peut résoudre les inévitables conflits pacifiquement. Encore faut-il que les conditions politiques soient réunies, c’est-à-dire admises par tous.
Cela signifie que, pour Benzekri, la question des droits de l’homme n’était pas un succédané, un ersatz de l’action politique. Il ne militait pas pour les droits de l’homme à défaut de pouvoir faire la révolution. L’action pour les droits de l’homme n’était pas, à ses yeux, accessoire, superfétatoire des « légumes sur le couscous » comme on dit en arabe. Elle est centrale, essentielle, parce qu’au coeur de la modernisation du royaume. Elle se traduit par l’adoption de réformes (Constitution, code pénal, moeurs politiques, etc.), qui visent toutes un objectif stratégique : l’instauration d’un État de droit.
On savait que Driss Benzekri était un honnête homme. Mais c’était aussi un homme d’action. Pour mener à bien la mission de l’IER, il a dû manifester de belles qualités politiques et diplomatiques, mais aussi d’exceptionnelles capacités de planification et d’organisation. À considérer son itinéraire depuis sa sortie de prison, la manière discrète et efficace avec laquelle il a réussi à convaincre tout le monde de l’importance des droits de l’homme, à tout faire, aussi, pour que l’État de droit soit érigé au rang de grand dessein du règne de Mohammed VI, on découvre qu’il avait aussi l’étoffe d’un homme d’État. D’État de droit, bien sûr.
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