Requiem pour Nina

La chanteuse africaine-américaine est partie en silence dans son sommeil. Au terme d’un itinéraire cacophonique.

Publié le 28 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

Nina n’écoutait pas. Elle causait, d’une voix rauque, abîmée par l’alcool et par les épreuves de la vie. Elle ne demandait pas non plus. Elle exigeait. « Tu viens me voir demain ! » Aussitôt dit, aussitôt fait. Je saute dans un avion, ce samedi matin, pour la Côte d’Azur.
« Vous allez où ? Chez cette folle ? » s’inquiéta le chauffeur de taxi qui m’emmenait de l’aéroport de Marignane à Bouc-Bel-Air, pittoresque village de douze mille habitants situé entre Marseille et Aix-en-Provence. « Elle a fait des histoires avec tous mes collègues. Elle trimbale avec elle beaucoup de valises, mais refuse systématiquement de payer un supplément bagages… »
Capricieuse, lunatique, extravagante, grande gueule, Nina avait, c’est le moins qu’on puisse dire, mauvais caractère. Elle avait ses têtes de Turc : la faune de managers véreux qui profitaient de son talent pour faire leur beurre, le milieu du show-biz et, parfois même, le public, qui lui reprochait parfois d’assurer sur scène le « service minimum ». Sans oublier le rap, qu’elle assimilait, ni plus ni moins, à un « ramdam ». Cette grande dame avait aussi, bien entendu, ses élans de générosité et ses coups de foudre.
Nous avons fait connaissance en 1992 par le truchement d’un ami commun, Jean Adamo. Un Camerounais. Elle venait de sortir l’édition française de ses Mémoires, Ne me quittez pas. Adamo et moi avons passé un après-midi et la soirée à l’écouter parler de sa vie, tumultueuse, pour ne pas dire torride, de ses rencontres, de ses amants, de Lagos, de Monrovia, de « Martin » (Luther King), de Stokely Carmichael, de Malcolm X, de Coltrane, de Louis Farrakhan, de sa grande amie Miriam Makeba, de James – « Jimmy » – Baldwin, qui avait pris l’habitude de lui dire, lorsqu’elle avait le cafard : « C’est le monde que tu t’es créé, Nina ! Et, maintenant, tu dois accepter d’y vivre. » D’Amsterdam, où elle vivait à l’époque, elle me téléphonait souvent, parfois juste pour dire « hello ».
En arrivant à Bouc-Bel-Air, ce samedi matin, j’ai trouvé Nina drapée dans un magnifique boubou jaune brodé de noir, chignon sur la tête. En pleurs. Jean Adamo venait de mourir. Et Nina, inconsolable, était plantée dans le séjour, devant l’urne contenant les cendres de l’ami disparu sur laquelle elle avait tracé ces mots : To my Beloved Adamo. Dans la maison, modeste pour un artiste de sa renommée, il y avait, ce jour-là, Marc, un étudiant au pair africain-américain, et Shadow, le petit chien de Nina.
« Adamo était malade depuis deux ans. Il avait tout le temps mal au ventre, un cancer. C’était ma protection contre le monde extérieur et tous ceux qui veulent abuser de ma naïveté. Il est mort un lundi, mais on a retrouvé son corps seulement le jeudi suivant. Il était comme un diplomate. Jamais je ne payais au restaurant ou au cinéma. Il s’arrangeait toujours pour que tout soit parfait… » Éprouvée par la perte du jeune Camerounais, Nina passait, ce jour-là, d’un sujet à l’autre, sans transition.
Entre deux coups de Fly-Tox en direction d’un moustique particulièrement récalcitrant, elle passa en revue la liste des imprésarios qui lui ont extorqué de l’argent. Untel lui doit l’équivalent de 300 000 dollars de cachets. Tel autre l’a soulagée récemment de 150 000 dollars, peu après avoir organisé une soirée d’anniversaire en son honneur dans un château du centre de la France. « Je veux récupérer mon argent ! » hurla-t-elle. Avant d’enchaîner sur le cas de Christine, son ancienne assistante, une Ghanéenne. « Elle est arrivée à Bouc-Bel-Air dans une voiture rouge, avec deux enfants, maquillée comme une star de Hollywood. Je devais pratiquement frapper tous les matins à sa porte pour avoir mon petit déjeuner. Pourtant, je la payais 550 dollars par semaine. Un beau jour, elle m’a lancé qu’elle n’était pas une femme de ménage, mais qu’elle accepterait volontiers de gérer mes sous. » Christine a été remplacée par Marc, aussi discret que… pâle cuisinier. Si j’en juge par le menu du déjeuner qu’il nous a servi sur la terrasse. Une salade de tomates et une soupe (instantanée) froide et infecte. Et un peu de vin.
Une fois son repas avalé, Nina, qui vivait à Bouc-Bel-Air « sans un époux à chérir », reprit le micro. Pour évoquer sa vie amoureuse – une obsession – et parler de ses amants, originaires de tous les horizons. Un flic new-yorkais, qui la battait, et dont elle aura une fille, Lisa. Le Premier ministre de La Barbade, Earl Barrow, un notable franc-maçon libérien, C.C. Dennis, un Français de Centrafrique, un Tanzanien installé à Monrovia, Imojah, qu’elle décrit, dans ses Mémoires, en ces termes : « Il était grand, mince, avait la peau sombre, des mains larges et une voix vibrante. De ma vie, je n’ai jamais éprouvé pareille chose sur le plan sexuel. Parfois, il n’avait même pas besoin de me toucher. La simple proximité suffisait… »
Elle arrêta subitement son récit pour m’ordonner de téléphoner aux sociétés de dressage de la région, pour Shadow, qui l’a suivie, dit-elle, au Ghana. « Je veux qu’on lui apprenne à attaquer. Rien d’autre ! » me signifia-t-elle. Coup de fil auprès d’une société d’Aix qui réclame 2 500 francs français pour deux séances. « Trop cher », tonna Nina dans mon dos. Autre entreprise, cette fois-ci, à Istres. Trop cher. « Je veux seulement qu’ils lui apprennent à attaquer. Je vis seule ici et je ne voudrais pas qu’on vienne m’agresser. » Réflexion, agacée, à l’autre bout du fil : « Ce qu’il faudrait à votre bonne femme, c’est un doberman. Mais je crains, vu qu’elle est visiblement nerveuse, que le chien ne s’en prenne un jour à elle… »
Plus que de ses multiples amants, Nina s’était entichée de l’Afrique. Elle parlait avec passion du Ghana, du Maroc, de la Tanzanie, du Liberia, où le coup d’État de Samuel Doe, en avril 1980, est venu bouleverser son projet de mariage avec C.C. Dennis, père d’un ancien Premier ministre qui fut fusillé sur la place publique avec d’autres dignitaires du régime Tolbert : « On devait se marier. Je regrette de n’avoir pu le faire car je vivrais à présent en Afrique. » Du Nigeria aussi, où elle se rendit pour la première fois, au tout début des années soixante, avec Miriam Makeba, et où elle compte beaucoup d’amis, à commencer par les membres de la richissime famille Abiola. « J’ai un passeport ordinaire nigérian, me confia-t-elle. Et on m’a promis un passeport diplomatique que j’attends avec impatience… »
Nina gardait néanmoins un souvenir amer d’un de ses séjours à Dakar. Invitée par un ami qui l’avait installée dans un grand hôtel de la capitale sénégalaise, elle se retrouva vite dans l’incapacité de régler sa note. Son hôte s’était simplement évanoui dans la nature. Résultat : l’hôtel l’obligea, des semaines durant, à jouer dans le bar pour apurer sa dette.
Sensibilité à fleur de peau, esprit torturé, révoltée, Nina savait se montrer généreuse. Avant de me « donner la route », elle me fit profiter de son carnet d’adresses. Je suis reparti à Paris avec les numéros de téléphone privés de plusieurs célébrités américaines, parmi lesquelles Whoopi Goldberg : « C’est une amie. Tu peux l’appeler de ma part. Je suis en négociation avec elle pour qu’elle joue Nina Simone au cinéma… »
Eunice Kathleen Waymon, plus connue sous son nom de scène Nina Simone, est morte dans son sommeil le 21 avril 2003 à Carry-le-Rouet, à une vingtaine de kilomètres de Marseille, où elle avait emménagé, en 1998, après ses démêlés judiciaires à Bouc-Bel-Air (Nina, qui avait tiré avec un pistolet à grenaille sur un enfant du voisinage, trop bruyant à ses yeux, a été condamnée à huit mois de prison avec sursis). Elle avait 70 ans. Mississippi Goddam !

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