Petites phrases et grandes manoeuvres

La proximité de l’élection présidentielle, dans un an, attise la rivalité entre le chef de l’État et son Premier ministre. Après de premières escarmouches, une trêve a été décrétée. Pour combien de temps ?

Publié le 25 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

«Je n’ai pas l’intention de démissionner ! » C’est à Nouakchott, où, le 18 avril, il coprésidait avec son homologue mauritanien la réunion de la grande commission mixte, qu’Ali Benflis, le Premier ministre algérien, a mis fin aux rumeurs persistantes concernant son éventuel départ du gouvernement. Pour incompatibilité d’humeur avec le président Abdelaziz Bouteflika. En cette précampagne électorale (la présidentielle est prévue en avril 2004), la presse indépendante et la classe politique se montrent très avides de « petites phrases » plus ou moins perfides. Logiquement, la mise au point de Benflis a donc été reprise à la une par tous les quotidiens. Pourtant, une autre de ses déclarations, généralement reléguées en pages intérieures, est au moins aussi importante : « Je suis en train, a-t-il indiqué, d’appliquer le programme du président de la République et je continuerai à le faire, avec l’ensemble du gouvernement. » Ce qui constitue un début de réponse à deux questions qui agitent le microcosme politico-médiatique algérois, depuis plusieurs mois.
La première concerne la politique économique du gouvernement. On se souvient que, le 19 mars, lors du VIIIe Congrès du FLN, dont il est le secrétaire général, Benflis avait opéré un spectaculaire rapprochement avec l’Union générale des travailleurs algériens (UGTA), la principale centrale syndicale, très hostile aux réformes engagées par Bouteflika, qui, selon elle, constituent une menace pour l’emploi dans le secteur public. En replaçant la politique gouvernementale dans le cadre du programme « Boutef », le Premier ministre réitère sa fidélité à celui dont il fut le directeur de campagne (en 1999), puis le chef de cabinet (en 2000). Faux-semblant, diront certains. Peut-être, bien que cela ne lui ressemble guère. D’autres estiment que, pour échapper aux critiques suscitées par des réformes économiques qui tardent à produire leurs effets sur le quotidien des Algériens, il cherche à se défausser. En somme, il refuserait d’endosser la responsabilité du programme qu’il met en oeuvre puisqu’il n’en est pas l’auteur. L’argument n’est pas vraiment plus convaincant.
La deuxième question tient à la cohésion de l’équipe gouvernementale. De ce point de vue, la formule utilisée par Benflis, « avec l’ensemble du gouvernement », constitue sans doute une indication intéressante. Il est en effet de notoriété publique que les membres du cabinet se divisent en deux catégories : les « ministres du président » et les autres. Les premiers sont chargés des dossiers les plus sensibles, comme les Privatisations (Hamid Temmar), l’Énergie et les Mines (Chakib Khelil) ou encore l’Agriculture (Saïd Barkat). Et leurs relations avec les seconds sont parfois difficiles. Temmar, par exemple, jure que « tout est privatisable », alors que Benflis estime que certains secteurs stratégiques devraient rester propriété de l’État. C’est le Conseil de privatisation des entreprises (CPE), placé en théorie sous l’autorité du Premier ministre, qui, en dernière instance, donne son feu vert à l’ouverture du capital des sociétés publiques, la préparation des dossiers étant du ressort du ministère. Or les propositions de ce dernier sont souvent recalées par le CPE. Pour contourner l’obstacle, le président a, en juin 2002, tenté un coup de force en convoquant une réunion du Conseil qu’il a personnellement présidée, ce qui revenait à empiéter sur les prérogatives du chef du gouvernement. Déjà, en août 2001, ce genre de différend avait provoqué la démission d’Ahmed Benbitour, le prédécesseur de Benflis. Ce dernier, il l’a dit, n’envisage pas de se porter à de telles extrémités, mais il n’en pense pas moins. Selon toute vraisemblance, Boutef ne rééditera pas l’expérience, d’autant que la réunion en question n’a pas servi à grand-chose.
Un autre ministre « présidentiel » a eu à pâtir des relations tendues entre le Palais du gouvernement et celui d’el-Mouradia : Chakib Khelil. Titulaire du portefeuille de l’Énergie et PDG de la Sonatrach, celui-ci a mis au point, en concertation avec la présidence, un nouveau code pour les hydrocarbures, dont l’idée directrice est de faire du groupe pétrolier public une entreprise comme les autres, ouverte à la concurrence, qu’elle soit nationale ou étrangère, et dirigée par un Conseil d’administration échappant à toute tutelle ministérielle. Le projet a immédiatement provoqué un véritable tollé, tant à la fédération des pétroliers, la plus puissante de l’UGTA, que dans une partie de la classe politique, FLN compris. « La position de Benflis, coincé entre sa fonction de chef de l’exécutif et celle de patron du FLN, était plus qu’inconfortable, mais il a fini par avoir gain de cause », commente l’un de ses proches. Le fameux code a en effet été abandonné. Ce retrait a pris la forme d’un communiqué laconique de la présidence, en date du 5 avril. Il fallait bien sauver la face de Chakib Khelil, l’homme qui avait porté le projet à bras le corps durant de longs mois. Après cette victoire, Benflis s’est gardé de tout triomphalisme, car il sait Boutef rancunier. Et c’est dans ce contexte que la petite phrase qu’il a prononcée à Nouakchott prend tout son sens. S’il est disposé à travailler avec « l’ensemble du gouvernement », cela inclut nécessairement Temmar et Khelil.
Dans les entourages des deux têtes de l’exécutif, on s’efforce de minimiser les divergences. Un membre fraîchement élu du Bureau politique du FLN martèle que l’Algérie n’a rien à gagner à une lutte fratricide. « Il y a d’autres priorités, assure-t-il, un agenda international à tenir, des échéances à respecter. Les prétendues tensions entre les deux hommes ne sont que des spéculations de politiciens ou de journalistes en quête de sensationnel. » Est-ce si sûr ?
Les problèmes paraissent, en effet, bien réels. Le VIIIe Congrès du FLN a donné tous les pouvoirs à Benflis. Or la première décision de celui-ci a été d’exclure du Comité central tous les partisans supposés de Boutef. Saïd Barkat, le ministre de l’Agriculture (seul secteur affichant, depuis trois ans, un taux de croissance à deux chiffres), s’est d’ailleurs empressé, dans une lettre ouverte publiée par la presse, de dénoncer cette marginalisation de nombreux militants, ce qui, par parenthèse, pourrait lui valoir d’être traduit devant la commission de discipline du FLN.
Autre indice des mauvaises relations entre Boutef et Benflis : le Conseil des ministres ne s’est pas réuni depuis le 18 février. À Nouakchott, le chef du gouvernement s’est efforcé de justifier cette carence. « Il arrive, a-t-il indiqué, qu’un Conseil des ministres soit reporté ou annulé en raison de l’agenda du président, ce qui ne signifie pas forcément qu’il y a un problème. Et puis, un Conseil des ministres ne peut se tenir que sur la base de dossiers préparés en conseil de gouvernement [que préside le Premier ministre, NDLR]. » L’explication est d’autant moins convaincante que, depuis le 18 février, l’État a été confronté à un certain nombre de dossiers explosifs. Notamment l’« affaire Khalifa », déclenchée, le 1er mars, par la mise sous administration provisoire de Khalifa Bank, et le crash d’un Boeing d’Air Algérie, le 6 mars, près de Tamanrasset.
De son côté, le chef de l’État a repris son bâton de pèlerin et multiplie les déplacements à l’intérieur du pays. À Constantine, devant un parterre d’universitaires, il a, à son tour, prononcé une petite phrase qui traduit sans doute une volonté d’apaisement. « Je vous confie ce pays, prenez-en soin », a-t-il lancé à son auditoire. Autrement dit : si je dois partir, je partirai. Je ne m’accrocherai pas au pouvoir, au risque de mettre le feu à l’Algérie. La trêve a donc été décrétée. Pour combien de temps ?

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