Les cent jours de Diarra

Chargé de sortir le pays de la crise qui le déchire depuis plus de sept mois, le Premier ministre, nommé le 25 janvier, tarde à trouver ses marques. Et à contenir l’impatience de ses compatriotes.

Publié le 25 avril 2003 Lecture : 8 minutes.

Peut-être est-ce lié à sa personnalité qui ne déteste rien tant qu’engager l’épreuve de force ou se placer dans l’oeil des caméras. Mais le Premier ministre de « consensus » de la Côte d’Ivoire, Seydou Elimane Diarra, a quasiment évité de se montrer depuis sa nomination le 25 janvier, travaillant dans l’ombre et ne disant rien de ses différentes initiatives. Ses cent premiers jours à la tête du gouvernement de « réconciliation nationale » sont presque passés inaperçus. Tout au plus ses compatriotes ont-ils remarqué la mise en place poussive de son équipe, l’allègement du couvre-feu. Ainsi que la signature, le 10 mars, par le président Laurent Gbagbo, d’une « délégation de compétences ».
Élargies le 11 avril – pour… une période de six mois renouvelable -, ces compétences n’en constituent pas moins, selon la rébellion, une entorse à l’accord de Marcoussis (du nom d’une localité située non loin de Paris), signé le 24 janvier, qui prévoit que le « Premier ministre de consensus restera en place jusqu’à la prochaine élection présidentielle », soit en octobre 2005. En fait, depuis ce conclave dans la banlieue parisienne, tout se passe comme si Seydou Diarra, 70 ans en novembre prochain, devait laisser à d’autres le soin de défendre ses prérogatives face au chef de l’État. Sans doute parce que, contrairement à toutes les parties prenantes dans la crise ivoirienne, lui n’a pas de troupes. Ni militaires, ni militantes, ni rebelles. Il ne tient sa légitimité que des signataires du compromis de Marcoussis, de la communauté internationale qui l’a entériné (notamment par la mise en place d’un Comité de suivi ) et… de la bonne volonté de Laurent Gbagbo.
L’une de ces « cautions » arrive-t-elle à faire défaut et voilà Seydou Diarra abandonné à lui-même, redevenu le diplomate qu’il fut près d’une quinzaine d’années, faisant la navette entre les différents camps. Un jour à Bouaké, fief de la rébellion, un autre à Accra pour rencontrer le chef de l’État ghanéen et président en exercice de la Communauté économique des États de l’Afrique de l’Ouest (Cedeao), un autre encore avec Albert Tévoédjrè, représentant spécial de Kofi Annan en Côte d’Ivoire et président du Comité de suivi. Sans parler des contacts téléphoniques quasi permanents qu’il garde avec les uns et les autres. Illustration de l’étroitesse de sa marge de manoeuvre : les difficultés rencontrées pour la nomination officielle, le 20 mars, de son gouvernement. La nomenclature en a été dessinée à la fois à Marcoussis et, dans la foulée, lors du sommet parisien de Kléber les 25 et 26 janvier, avant de connaître un nouveau (et ultime ?) lifting à Accra le 6 mars. Mais il ne tiendra son premier Conseil des ministres au complet que le 17 avril.
Autre illustration des difficultés de Diarra : le 11 mars à Yamoussoukro, la première réunion du Conseil national de sécurité (CNS), mis en place à Accra pour désigner les titulaires des portefeuilles de la Défense et de la Sécurité, s’est soldée par un blocage. L’attribution de ces deux départements, qui aurait fait l’objet d’un accord, le 26 janvier à Paris, entre le président Gbagbo et Guillaume Soro, le secrétaire général du Mouvement patriotique de Côte d’Ivoire (MPCI), retardera plusieurs semaines durant la nomination du gouvernement. Faute de solution acceptable par tous, le chef de l’État s’est résolu à confier (à titre intérimaire) les postes à deux membres de l’équipe de Diarra : le ministre des Eaux et Forêts Adou Assoa et son collègue de l’Enseignement supérieur Zémogo Fofana.
Le premier est encarté au Front populaire ivoirien (FPI, la formation présidentielle), le second au Rassemblement des républicains (RDR, d’Alassane Ouattara). Pressenti pour prendre en charge les portefeuilles litigieux, Seydou Diarra n’en héritera pas finalement. Pas plus que le président du groupe parlementaire du Parti démocratique de Côte d’Ivoire (PDCI, de l’ancien numéro un du pays, Henri Konan Bédié), le général de brigade Ouassénan Koné. L’officier supérieur à la retraite devait essuyer le veto du président Gbagbo. Entre autres parce que, ministre de l’Intérieur au début des années quatre-vingt-dix, Koné avait fait bastonner dans son bureau l’ex-ministre des Affaires étrangères Aboudrahamane Sangaré, alors membre de la direction du FPI.
La question n’est pas tranchée – malgré une deuxième rencontre du CNS, le 22 avril à Abidjan – et menace de constituer, demain, une source d’empoignades. Résultat : certains se demandent d’ores et déjà comment l’un des volets importants du compromis de Marcoussis (« le cantonnement et le désarmement des forces en présence ») pourrait trouver une solution sans un accord préalable sur le nom des titulaires de ces portefeuilles.
Seydou Diarra, comme à son habitude, garde le silence sur ce dossier et donne à l’opinion le sentiment qu’il ne prend véritablement aucune initiative, qu’il est absent au profit du président de la République, plus porté à occuper l’espace. Parce que, c’est un fait désormais admis, Gbagbo sait jouer des hommes, des circonstances et des idées. Il y met sa capacité de séduction, son audace politique et sa rouerie. Et un premier séjour de Seydou Diarra à la primature (sous la transition militaire conduite par le défunt général Robert Gueï) n’a pas transformé l’ancien diplomate à la silhouette frêle en cogneur des rings politiques. En tout cas pas assez pour qu’il accepte d’engager la bataille afin d’obtenir ce que beaucoup dans son gouvernement appellent la « stricte application de l’accord de Marcoussis ». Il semble débordé par le chef de l’État, qui jongle avec ledit accord et garde peu ou prou l’essentiel de ses prérogatives.
Déjà légitimiste sous ces latitudes, la presse n’en ignore que davantage les (timides) faits et gestes du Premier ministre quasiment boudé par les médias publics, notamment la radio, la télévision et même le quotidien gouvernemental Fraternité Matin qui accordent pourtant une certaine place aux rebelles. À croire que les journalistes lui en veulent pour les avoir vertement tancés et lui font payer ses coups de fil réprobateurs – notamment à Fraternité Matin. Ils ne donnent en tout cas pas beaucoup d’écho à ses audiences et autres (rares) déclarations. On a davantage vu et entendu Blé Goudé, un des dirigeants des « jeunes patriotes », Jean-Yves Dipopieu de la Fédération estudiantine et scolaire de Côte d’Ivoire (Fesci) ou même Bro Grebé, l’une des pasionaria du régime Gbagbo. Tout se passe comme si la presse « officielle » manifestait ainsi son souci de ne pas favoriser l’émergence d’un homme désigné à l’extérieur et considéré par la communauté internationale comme le vrai chef de l’exécutif. Une fonction dont Seydou Diarra n’a jusqu’ici que le titre, puisqu’il ne dispose pas des moyens de sa politique et se comporte comme s’il rechignait à les prendre. Alors qu’il est tenu par nombre de ses compatriotes à une obligation de résultats.
Certains ne sont d’ailleurs pas loin de penser que Gbagbo aurait choisi Seydou Diarra parce qu’il était persuadé que celui-ci ne pouvait pas lui tenir tête, qu’il n’était pas un homme de conflit, qu’après avoir pris sa mesure pendant le Forum pour la réconciliation nationale (d’octobre à décembre 2001), il arriverait à le neutraliser. Les cent premiers jours de « cohabitation » donnent raison au chef de l’État. Mais son Premier ministre n’en continue pas moins d’inspirer respect et considération. Il ne roule pas pour un clan contre un autre, estime-t-on, n’appartient à aucune coterie politique, ne brandit nulle part ses origines ethniques ou régionales. Et si c’était pour cela aussi que Gbagbo, qui tient à rester le « patron » quoi qu’il advienne, a voulu l’avoir avec lui ?
Reste que, pour l’opinion, ce n’est pas cela qui est en cause. C’est, plus de trois mois après sa nomination à la tête du gouvernement, la capacité de Diarra à faire le poids devant le président de la République, son entourage, ses boutefeux du FPI et leurs obligés. Ainsi des « jeunesses patriotiques » inféodées au régime qui s’en prennent violemment à lui dans les médias, allant jusqu’à menacer de l’empêcher de gouverner. Elles avaient donné un avant-goût de leur détermination le 31 janvier en se rendant à l’aéroport Houphouët-Boigny d’Abidjan. Seydou Diarra, qui, de retour de Dakar où il avait assisté au Sommet de la Cedeao, y était attendu pour prendre officiellement ses fonctions, avait dû différer son voyage. Pour beaucoup, un aveu de faiblesse, tout comme les silences du Premier ministre sur les oukases du chef de l’État et ses coups de canif sur les compromis de Marcoussis et d’Accra.
Dès lors, même si pour les partis et les mouvements rebelles Diarra demeure « le Premier ministre de consensus », il n’en continue pas moins de les exaspérer par ses civilités à l’endroit du président de la République là où ils attendaient, eux, de la fermeté et non de la compréhension. Même le PDCI, soupçonné de jouer parfois le jeu du chef de l’État, manifeste parfois son agacement. Et les exemples ne manquent pas. Il est ainsi reproché à Seydou Diarra de ne pas avoir tapé sur la table devant les violations récurrentes par les hélicoptères MI-24 gouvernementaux du cessez-le-feu dans l’ouest du pays.
Mais le Premier ministre a ses défenseurs, des proches, des admirateurs, qui ont salué son rôle pendant le Forum et qui, aujourd’hui, se demandent si, finalement, en fin diplomate, il n’a pas raison d’adopter un profil bas pour éviter toute rupture. Il arrondit les angles, continue de négocier avec les rebelles et le camp présidentiel, et travaille à ce qu’une solution définitive soit trouvée à la nomination des ministres de la Défense et de la Sécurité. À les en croire, il agit en coulisses, pousse la communauté internationale à faire pression sur le chef de l’État, notamment le Comité de suivi, qui commence à manifester des signes d’impatience devant la recrudescence des violences dans l’Ouest ivoirien.
La bataille n’est pas encore gagnée, loin s’en faut. Car, outre le front politique, Seydou Diarra, qui a quitté hier le monde de la diplomatie pour celui des affaires et dirigea la Caisse de stabilisation puis la Chambre de commerce et d’industrie de son pays, doit s’atteler au redressement économique. Une tâche difficile : la plupart des opérateurs ont cessé tout ou partie de leurs activités et attendent des jours (politiques) meilleurs. Tandis que la liberté de circulation et le fonctionnement des administrations ne sont pas totalement rétablis dans un pays virtuellement coupé en deux et isolé de ses voisins du Burkina, du Mali et de la Guinée. La direction de la Sitarail n’a pu ainsi faire circuler le 8 avril son « train de reconnaissance » malgré l’accord donné le 24 mars par Seydou Diarra et les assurances obtenues auprès du nouveau ministre des Transports.
Les modifications du régime électoral, des conditions d’éligibilité à la présidence de la République et du code de la nationalité, la réforme du foncier rural…, principales revendications de la rébellion au début du conflit, devront, elles aussi, probablement attendre. Mais pas trop, puisque l’accord de Marcoussis donne un « délai de six mois » au gouvernement pour déposer les premiers projets de loi. Un délai trop court, surtout après cent premiers jours que beaucoup considèrent – au mieux – comme un long round d’observation. Et commencent à se demander si la seule question qu’il convient de poser aujourd’hui n’est pas de savoir combien de temps Seydou Diarra va encore tenir au poste de Premier ministre.

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