Jusqu’où iront les Chiites ?

Seule force autochtone à pouvoir s’opposer à la présence militaire américaine, cette communauté affiche déjà sa détermination à prendre en main sa destinée, voire à s’emparer du pouvoir politique

Publié le 25 avril 2003 Lecture : 7 minutes.

Il semble inévitable que les États-Unis et les chiites s’affronteront bientôt pour le contrôle du pouvoir en Irak. D’une part, les chiites – 60 % de la population – sont la seule force indigène capable de s’opposer à la présence militaire américaine ; d’autre part, l’armée américaine est la seule force capable d’empêcher les chiites de s’emparer du pouvoir.
Des millions de pèlerins ont conflué, la semaine dernière, vers la ville sainte de Kerbala, en psalmodiant, en se frappant la poitrine, en s’autoflagellant. Tous ceux qui ont été témoins de la passion et de la frénésie de cette exceptionnelle explosion de ferveur – et même ceux qui n’ont pu l’observer qu’à la télévision – n’ont pu retenir leur peur et leur effarement. Les chiites manifestaient leur adoration de l’imam Hussein, massacré à Kerbala en l’an 680, mais ils célébraient aussi leur satisfaction d’être débarrassés de la tyrannie de Saddam Hussein, leur soif de vengeance pour les souffrances endurées, et leur détermination à prendre en main leur destinée.
Sur des tracts signés par le Hawza, les dignitaires religieux de Nadjaf, on pouvait lire : « Nous voulons un gouvernement qui représente la totalité du peuple irakien, un gouvernement qui ait une volonté indépendante. » Pourtant, l’énorme manifestation de Kerbala n’était pas, de l’avis général, un véritable événement politique, du moins pas encore. C’était essentiellement l’expression d’une identité religieuse commune.
La question clé dans l’Irak d’aujourd’hui est de savoir si cette expression massive d’une ferveur chiite s’incarnera dans un mouvement politique organisé exigeant la fin de la présence américaine. S’il en était ainsi, les Américains pourraient connaître de vraies difficultés. Le génie est peut-être déjà sorti de la lampe.
Les États-Unis se trouvent en Irak face à un formidable dilemme. S’ils laissent se développer librement un militantisme chiite, ils transmettent à terme le pouvoir à une révolution islamique chiite sur le modèle iranien. En revanche, s’ils cherchent à contrôler les chiites par une intervention militaire directe, ils pourraient se trouver confrontés à un soulèvement populaire massif aux conséquences imprévisibles. Une telle révolte chiite leur poserait un problème majeur. Les extrémistes mobiliseraient la rue avec des slogans islamistes et nationalistes. Les foules risqueraient alors d’être incontrôlables. Toute tentative pour les arrêter pourrait provoquer un bain de sang de part et d’autre – et sans aucun doute un départ précipité des troupes américaines.
Les millions de chiites qui vivent dans le sud de l’Irak, et dans les tentaculaires faubourgs de Bagdad, ne sont pas une masse amorphe sans organisation et sans chefs. Au Sud, l’influence tribale est prédominante. Dans les principales villes chiites – Kerbala, Kazimain (un faubourg de Bagdad), Nadjaf et Bassora – se constituent des comités populaires, des milices et des réseaux communautaires de toute sorte. L’immense rassemblement de Kerbala, la semaine dernière, a prouvé la capacité du clergé à mobiliser la rue.
C’était le dilemme auquel étaient confrontés les Britanniques lorsqu’ils occupaient l’Irak après la Première Guerre mondiale. Ils avaient d’abord été accueillis à bras ouverts par les chiites du Sud comme des libérateurs qui les débarrassaient de l’oppression des Turcs sunnites. Mais quand il est apparu que les Britanniques n’avaient aucune intention de se retirer, les chiites ont commencé à rejeter leur présence et, en 1920, une violente révolte a embrasé la totalité du Sud chiite. Ce fut le premier d’une série de soulèvements que les Britanniques eurent beaucoup de mal à réprimer.
Aujourd’hui, il semble évident que les chiites veulent le pouvoir politique en Irak, sinon un pouvoir exclusif, du moins un gouvernement où ils auraient la prépondérance et dans lequel les sunnites et les Kurdes n’auraient qu’un rôle secondaire. Si les États-Unis reconnaissent cette aspiration et engagent un dialogue avec les chefs de la communauté, les chiites demanderont une vraie démocratie sur la base de « un homme, une voix », car un tel système leur garantirait le monopole du pouvoir du fait de leur poids démographique. Ainsi, qu’il y ait une révolte populaire ou un progrès relativement pacifique vers la démocratie, beaucoup de chiites pensent qu’ils sont dans une situation où ils ont tout à gagner.
L’Iran suit avec une extrême attention ce qui se passe en Irak. Il est impossible d’évaluer l’intérêt que portent les Iraniens au sort des chiites d’Irak, avec lesquels ils ont des liens historiques séculaires, ou l’énorme importance qu’ont, aux yeux des chiites iraniens, les lieux saints d’Irak. Il est probable, cependant, que l’influence iranienne ne s’exercera pas directement, mais indirectement. L’Iran ne souhaitera pas encourager l’émergence en Irak d’éléments chiites extrémistes qui pourraient susciter une réaction américaine hostile, notamment contre Téhéran. Déjà dans le collimateur des États-Unis en raison de l’appui qu’il accorde au Hezbollah au Liban, l’Iran n’a pas intérêt à compromettre davantage ses relations avec Washington.
Téhéran souhaiterait l’émergence d’un Irak démocratique dans lequel les chiites prédomineraient inévitablement. Comme le ministre iranien des Affaires étrangères Kamal Kharrazzi l’indiquait dans le quotidien Le Monde du 11 avril, « nous aimerions, évidemment, un gouvernement démocratique. La question qui se pose, ajoutait-il, est la légitimité d’un changement de gouvernement de l’extérieur. Je pense que les Américains sont en train de commettre une erreur stratégique en installant un gouvernement américain en Irak, aussi temporaire soit-il. Cette décision sera perçue comme une humiliation par les Irakiens, qui sont parfaitement capables de choisir leur propre gouvernement. »
Les trois principales organisations chiites irakiennes qui s’opposaient à Saddam Hussein étaient toutes soutenues par l’Iran. Elles ne sont pas d’accord sur tout, mais il est probable qu’elles vont faire cause commune pour chasser les États-Unis d’Irak et prendre le contrôle du pays. Il s’agit de la Jama’at el-‘Ulama (un groupement de religieux irakiens pro-iraniens basé à Qom), du Conseil suprême de la révolution islamique (CSRI) dirigé par l’ayatollah Mohamed Baqir el-Hakim, qui a son siège à Téhéran, et du parti El-Da’wa. Des trois, ce dernier est le plus redoutable en raison de la longue expérience qu’ont acquise ses militants, qui menaient dans la clandestinité la lutte contre Saddam Hussein.
Les États-Unis n’auront aucun mal à écraser la milice armée du Conseil suprême – les brigades Badr -, mais auront la tâche beaucoup plus difficile avec la Da’wa, qui a un réseau clandestin d’agents de renseignements et des tueurs entraînés. La Da’wa indique qu’elle a trois branches, basées à Téhéran, à Londres et à Damas, qui ont chacune une relative autonomie. Celle de Téhéran est la plus active.
Depuis la fondation de l’État moderne après la Première Guerre mondiale et depuis que les Britanniques ont installé sur le trône l’émir Fayçal, les Arabes sunnites ont gouverné l’Irak avec la haute main sur les institutions militaires et politiques. Ils portent aujourd’hui sur le front la honte d’avoir été au coeur du régime de Saddam Hussein. Mais il est peu probable que ce pays dévasté puisse être remis sur pied sans l’aide des élites sunnites. De fait, on peut prévoir que les États-Unis ne vont pas tarder à tendre la main à la communauté arabe sunnite et à se mettre en quête de personnalités capables de contrebalancer le poids des chiites et d’aider à régler les difficultés qu’ils peuvent créer. Mais de même que les notables chiites ramenés en Irak par les Américains après des années d’exil peuvent manquer de crédibilité dans un Irak sens dessus dessous, de même ces sunnites devront être connus des Irakiens et avoir un soutien local. Les leaders sunnites potentiels dont les Américains auraient besoin devraient être des hommes disposant d’une base de pouvoir dans le pays, peut-être même un ex-général capable de rallier d’anciens officiers au nouveau régime.
Jusqu’ici, c’est le Pentagone qui a tiré les ficelles. On dit que le général en retraite Jay Garner, qui a été nommé « proconsul », est un choix personnel du secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld. Mais si les chiites se révoltent et si les militaires américains se montrent incapables de rétablir l’ordre, le Pentagone pourrait être obligé de passer la main au département d’État et à la CIA. L’Amérique n’est pas au bout de ses peines, loin de là. Il lui faut rétablir les services de base, remettre la population au travail et refaire couler le pétrole. Le moment venu, il faudra s’attaquer au problème politiquement sensible de l’énorme dette extérieure de l’Irak. En même temps, l’Amérique doit préserver l’Irak de toute influence extérieure, faire taire les mécontents, mettre hors d’état de nuire ceux qui vont certainement chercher à lui compliquer la tâche et superviser la remise en état des structures et des institutions politiques, ainsi que de l’infrastructure civile.
On peut se demander si les faucons de Washington, qui réclamaient avec tant d’impatience un « changement de régime » à Bagdad, se rendaient compte des responsabilités gigantesques qu’ils imposaient à leur pays. L’Amérique ne peut pas se retirer de l’Irak. Elle a voulu un rôle impérial et elle doit l’assumer. Comme les Britanniques l’ont constaté en leur temps, le plus ardu pourrait bien être de régler le problème chiite.

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