Imbroglio médiatique

Le quotidien français Le Monde envisageait d’imprimer à Casablanca les exemplaires qu’il destine au marché maghrébin. Les autorités avaient donné leur « autorisation de principe ». Avant de se raviser.

Publié le 25 avril 2003 Lecture : 4 minutes.

Le lancement était prévu pour le 14 avril et, chez Ecoprint, l’imprimeur casablancais, tout était déjà prêt : les rotatives comme les antennes paraboliques flambant neuves destinées à recevoir les fac-similés des pages du Monde conçues et réalisées à Paris. Le soir même, pour fêter l’événement, un cocktail devait avoir lieu dans un luxueux hôtel de la capitale économique. Avec la participation de Jean-Marie Colombani, le directeur du prestigieux quotidien français, et d’Edwy Plenel, son rédacteur en chef. Et puis, le 12 avril, quarante-huit heures avant le jour J, catastrophe : Nabil Benabdellah, le ministre de la Communication, annonce que « la décision est encore à l’étude ». Au mois de janvier, il avait pourtant donné son « autorisation de principe » à l’impression du Monde à Casablanca.
Depuis un mois, la polémique fait rage dans la presse marocaine, très inquiète des conséquences de l’opération sur ses ventes et ses recettes publicitaires. Et, plus encore, de l’annonce de la réduction de moitié du prix de vente du quotidien : de 10 à 5 dihrams (de 1 euro à 50 centimes). Pourtant, les imprimeries casablancaises éditent déjà, et depuis fort longtemps, plusieurs titres étrangers transmis en fac-similé : le londonien arabophone Asharq Al-Awsat, les français Le Figaro, France-Soir, Paris Turf… Lors de leur arrivée au Maroc, les deux premiers avaient eux aussi suscité de vives controverses, qui s’étaient apaisées lorsque la démonstration avait été faite qu’ils ne gênaient nullement la presse locale.
Les craintes des journaux marocains ont toutefois été renforcées par l’intention annoncée du quotidien français de confier la vente de ses espaces publicitaires à Maroc Télématic, une régie casablancaise. Le marché de la presse francophone étant très étroit, ils craignent de ne pouvoir faire face à armes égales à cette « concurrence déloyale ». La marche arrière du gouvernement les a donc rassurés. Au moins provisoirement.
Parallèlement, le 15 avril, Le Monde s’est résolu à rompre avec son distributeur au Maroc depuis plusieurs décennies, la Société chérifienne de presse (Sochepresse), dont la création remonte à l’époque du protectorat, au profit de la grande rivale de celle-ci, la Société arabo-africaine de presse (Sapress), avec qui un premier contact avait été pris au mois de janvier, en marge de la rencontre des représentants du quotidien avec le ministre de la Communication. Dirigée par son fondateur, Mohamed Berrada, la Sapress distribue quelque 300 périodiques et revendique 7 000 points de vente. De son côté, Hassan Lahrizi, directeur et principal actionnaire de la Sochepresse, annonce 2 700 points de vente et 2 030 titres distribués, dont 380 marocains. Créée en 1977, la Sapress avait pour objectif initial de distribuer l’ensemble des quotidiens partisans : c’est de là que, aujourd’hui encore, elle tire l’essentiel de ses revenus. Outre, désormais, Le Monde, l’entreprise distribue également trois quotidiens étrangers, arabophones ceux-là : Al-Qods (Palestine), qui, selon Berrada, vend quotidiennement entre 3 000 et 4 000 exemplaires ; Al-Arab, très influent mais dont la diffusion reste confidentielle, et, grande vedette, Asharq Al-Awsat, dont les ventes avoisinent les 13 000 exemplaires.
Contrairement à Berrada, Lahrizi manifeste quelque réticence à révéler les chiffres de diffusion de ses clients, et notamment du Figaro. Il préfère au préalable, dit-il, « demander l’autorisation à l’éditeur ». Le départ du Monde, qu’il ne s’explique pas vraiment, représente pour lui « une grosse perte ». Le quotidien vendait en effet près de 4 000 exemplaires, pour 7 000 distribués. Un score appréciable, selon Lahrizi, mais, en réalité, relativement faible. Berrada s’est amusé à calculer la part du marché marocain dans les ventes globales du Monde : environ 0,05 %.
Les quotidiens marocains, une dizaine de titres au total (arabophones et francophones confondus), vendent, toujours selon Berrada, entre 350 000 et 400 000 exemplaires. Une estimation contestée par Benabdellah, qui avance le chiffre de 300 000 exemplaires. Selon un cadre de la Sapress, on recense au Maroc treize journaux vendus pour mille habitants. À titre de comparaison, le ratio est de quarante pour mille en Algérie. Le marché de la presse marocaine est donc restreint, mais, aux dires des professionnels, il est appelé à se développer. « Pour qu’il en soit ainsi, tempère Berrada, il faudrait que les autorités cessent de bloquer des initiatives comme celle du Monde, qui ne peuvent qu’améliorer qualitativement le marché. »
Le blocage gouvernemental est en effet handicapant. Le Monde avait, par exemple, l’intention d’imprimer chez Ecoprint, qui appartient au groupe de presse L’Économiste, la totalité des exemplaires destinés au marché maghrébin. Ces brillantes perspectives se trouvent aujourd’hui compromises par la frilosité des autorités marocaines.
À la décharge de celles-ci, force est de reconnaître que la ligne éditoriale du Monde n’a jamais été très tendre envers le Maroc. On se souvient qu’en 1995, à la suite d’un article mettant en cause son entourage dans le trafic du haschisch, Hassan II avait intenté au quotidien un procès qu’il avait gagné, deux ans plus tard. De même, il y a deux ans, Stephen Smith avait joliment comparé les Marocains à des « tournesols », en raison de leur réaction supposée face aux décisions royales. La seule évocation des articles, non moins cinglants, de Jean-Pierre Tuquoi fait frémir de nombreux responsables marocains.
Lorsque les exemplaires du Monde débarquent à l’aéroport de Casablanca, ils sont temporairement entreposés dans un hangar, où les services du fret en prennent connaissance avant de donner le feu vert à leur diffusion. Que le quotidien soit imprimé dans la capitale économique du royaume et ce contrôle deviendrait naturellement impossible. Décidément, le Maroc n’en a peut-être pas tout à fait fini avec la censure…

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