Grands principes et triste réalité

Bafouée par l’Amérique de George W. Bush, l’ONU n’est pas exempte de reproches. Bureaucratie, aveuglement et inefficacité ont peu à peu sabordé une belle idée.

Publié le 28 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

«Tu causes, tu causes, c’est tout ce que tu sais faire »… La réplique désabusée lancée par la célèbre Zazie de Raymond Queneau pourrait tout aussi bien, sous la plume de Jean-Claude Buhrer et Claude Levenson (l’ordre alphabétique étant ici seul responsable de la primauté masculine !), figurer en exergue de l’essai qu’ils viennent de consacrer à l’ONU dans le domaine des droits de l’homme. De la confrontation minutieuse des grands principes et des beaux discours ressassés par la communauté internationale avec les réalités, nettement moins rutilantes, observées dans le monde tel qu’il est, on retire l’impression d’un caquetage assourdissant et vain, diffusé à partir des tours de verre de l’immeuble des Nations unies à New York. Déclarations, assemblées, conférences et comités ad hoc occupent fonctionnaires et diplomates, souvent plus soucieux de dissimuler la situation pitoyable des populations dont ils ont la charge que de tenter de l’améliorer.
Le grand écart observé ici entre les intentions humanitaires affichées à l’ONU et les pratiques répressives constatées parmi les États membres n’est certes pas nouveau. Raison d’État et droits de l’homme n’ont jamais fait bon ménage. Mais le contrecoup des attentats du 11 septembre 2001 aux États-Unis qui a fait voler en éclats, dans de nombreux pays, les dernières barrières censées protéger les libertés publiques oblige à réagir en urgence. Ce qui revient, d’abord, à briser le consensus d’autosatisfaction dont les fonctionnaires onusiens des droits de l’homme ont fait leur fonds de commerce. Buhrer et Levenson s’y emploient ici, avec un acharnement qui confine parfois à la férocité et tranche heureusement avec la langue de bois des travaux universitaires. Pas de danger qu’ils se laissent eux aussi piéger par la rhétorique en usage dans les institutions du monde entier : depuis des lustres qu’ils bataillent l’un et l’autre sur le terrain des droits et des libertés, ils connaissent par coeur l’envers du décor.
Tout avait pourtant semblé bien commencer, au sortir de la Seconde Guerre mondiale : comme pour répondre aux horreurs de la barbarie nazie, la Charte des Nations unies, signée le 26 juin 1945, proclamait d’emblée, dans son préambule, sa « foi dans les droits fondamentaux de l’homme ». Trois ans plus tard, l’Assemblée générale de l’ONU adoptait son texte de référence, la Déclaration universelle des droits de l’homme. C’était, en trente articles, la description d’une Terre promise où les êtres humains seraient « libres de parler et de croire, libérés de la terreur et de la misère », où l’esclavage, la torture et les traitements inhumains seraient interdits, l’égalité devant la loi garantie (même pour les femmes !), sans oublier le droit à la sécurité sociale et à la liberté syndicale, développé dans toute une série de conventions annexes. Tout État adhérent à l’Organisation était censé se rallier à l’idéal commun formulé dans sa Charte.
Pour faire respecter (sans avoir les moyens coercitifs de l’imposer) un programme aussi ambitieux, la commission des droits de l’homme a mis en place un imposant dispositif de normes, de procédures et d’organismes. Résultat, un gros demi-siècle plus tard : la montagne – de papier – a accouché d’une souris – informatique… Et ce sont les mêmes États qui paradent dans les commissions à New York ou à Genève et qui, à l’intérieur de leurs frontières, se montrent sourds aux plaintes des victimes. Des exemples ? En voici un catalogue terrifiant : Moluques, Indonésie, Cuba, Algérie, Arabie saoudite, Zimbabwe, Nigeria – la liste est loin d’être exhaustive -, sans oublier la Chine, grande puissance experte en tractations de coulisses, qui n’en finit pas de tirer son épingle du sinistre jeu tibétain. Le loup est donc bien installé dans la bergerie et il ne sera pas facile de l’en déloger : « Dénoncer maintenant le fait que la commission des droits de l’homme est composée de régimes répressifs est un peu tardif, vu que, depuis plusieurs années déjà, ces pays multiplient les démarches pour s’y faire élire afin de mieux se défendre. »
Suivez mon regard… jusqu’à Tripoli (Libye) par exemple, dont la représentante, élue à la tête de la commission des droits de l’homme, appartient à un pays qui, outre son implication dans certaines affaires d’aviation relevant du terrorisme international, n’a signé ni le protocole facultatif visant à abolir la peine de mort, ni celui portant sur l’élimination de toute discrimination à l’égard des femmes, ni le texte concernant l’implication d’enfants dans les conflits armés, pas plus que le protocole et la convention sur le statut des réfugiés. Mais on pourrait tout aussi bien se tourner vers l’Arabie saoudite, où des châtiments corporels sont infligés à titre de peines judiciaires et qui a pourtant su, jusqu’ici, échapper à toute sanction.
Aux dires des auteurs, c’est l’arbre de la situation au Proche-Orient, en polarisant l’attention des médias sur les exactions du sionisme – à l’instar, jadis, de l’apartheid en Afrique du Sud – qui a trop longtemps caché la forêt des violations des droits de l’homme de par le monde. Ont-ils voulu rétablir ici l’équilibre ? Il n’est pratiquement question, dans ce livre, ni d’Israël, ni des États-Unis qui furent les victimes désignées de la propagande haineuse étalée à Durban, du 31 août au 8 septembre 2001, lors de la bien mal nommée Conférence mondiale contre le racisme, la discrimination raciale, la xénophobie et l’intolérance. Quelques mots renvoyant ceux qui se montrent coupables de vouloir « banaliser la Shoah » à leur antisémitisme, et la messe est dite du côté de Jénine et de Gaza. Une phrase admettant que « Washington est loin d’être à l’abri de sérieuses critiques et [que] certains observateurs n’ont pas manqué de relever quelques points noirs comme la peine de mort ou le mépris affiché pour des traités d’intérêt mondial, tels le protocole de Kyoto ou l’interdiction des mines antipersonnel », suffit à Buhrer et Levenson, qui s’abstiendront de chercher d’autres poux dans la bannière étoilée ! On regrettera bien sûr semblables « oublis » dans un ouvrage où nombre de situations, plus à l’est ou plus au sud, sont, elles, examinées à la loupe. Les auteurs ont sans doute estimé que Washington et Jérusalem « avaient déjà leur compte » et, contrairement à d’autres, reçu leur lot de dénonciations et d’exclusions au sein même de l’appareil onusien.
Le lecteur aura compris que la passion – salubre – du réquisitoire l’emporte souvent, dans ce texte, sur les contraintes de l’exposé. Le livre s’achève d’ailleurs sur une série de questions sans réponses : que faire, dans l’avenir, de ce « machin » onusien coûteux, qui déçoit autant d’espoirs qu’il en a suscité ? Faut-il fermer la commission des droits de l’homme, licencier son haut-commissaire et s’en remettre à de simples conventions interétatiques ponctuelles pour moraliser la vie internationale ? Faire confiance aux militants des ONG qui, pour être au contact des « victimes d’en bas », n’en sont pas pour autant exempts de manipulations politiques et de pressions de leurs divers « protecteurs » ? Utiliser les instruments issus des nouvelles technologies pour mieux surveiller les fautifs et, peut-être, mieux les punir ?
Quoi qu’il en soit, voilà un constat dont se dispenseraient volontiers ceux qui tentent, aujourd’hui, d’obtenir la réintégration de l’ONU dans le concert des nations, après le coup de massue de l’agression américaine en Irak. Ils auraient espéré davantage que des ronds-de-cuir, des bureaucrates et des experts instrumentalisés par leurs mandants pour restaurer la façade humanitaire et légale d’un pays ravagé par la guerre.

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires