Génocide culturel

En deux jours, au vu et au su des marines, plusieurs dizaines de milliers de pièces et de documents, témoins de cinq mille ans d’histoire, ont été dérobés ou saccagés par les pillards

Publié le 25 avril 2003 Lecture : 6 minutes.

On peut s’interroger sur les conditions dans lesquelles a été engagée la reconstruction de l’Irak et sur les chances de succès à terme de cette monumentale entreprise de nation-building. Ce qui est, hélas ! certain est que l’irréparable a été commis dans le domaine culturel.
L’évidence est là. Beaucoup savent que l’Irak est le berceau de la civilisation. Dès la fin du Ve millénaire avant Jésus-Christ, grâce à une combinaison exceptionnelle de facteurs géographiques et climatiques entre Tigre et Euphrate, la production agricole excédentaire de l’ancienne Mésopotamie a favorisé la naissance de sociétés raffinées, l’invention de l’écriture, l’apparition des premiers habitats urbains et des premiers codes juridiques. « L’Histoire commence à Sumer » : c’était le titre, à la fin des années cinquante, d’un best-seller international de l’Américain Samuel Noah Kramer. Après la sumérienne, les civilisations s’y sont succédé : babylonienne, assyrienne, néo-babylonienne, perse, parthe, sassanide, grecque… Avec l’islam, Bagdad a été la capitale du califat abbasside, le centre politique et culturel du monde musulman.
Ces civilisations ont laissé des traces, des centaines de milliers d’objets d’art et de documents, réunis, classés au cours des siècles dans des musées et des bibliothèques. Or, aux alentours du 10 avril, dans l’anarchie qui a suivi l’entrée des troupes américaines et l’effondrement du régime de Saddam Hussein, tous ces trésors ont été détruits ou volés. Pillés et/ou incendiés, le musée national d’Art et d’Archéologie de Bagdad, les musées d’Art et d’Artisanat de Bagdad et de Mossoul, la Bibliothèque nationale, la Maison Saddam, le Centre des archives, le ministère des Affaires religieuses et sa bibliothèque coranique…
La folie de pillage a été telle à Bagdad que les vandales n’ont même pas épargné le zoo. Singes, ours, chevaux, chameaux, oiseaux ont disparu. Seule est restée intacte la cage aux fauves, laissés à l’abandon.
Le 17 avril, une trentaine d’experts internationaux se sont réunis à l’Unesco, à Paris, pour étudier les moyens de répliquer à ce désastre culturel et de lutter contre le dépeçage du patrimoine irakien. Tâches pour le moins ingrates : on n’a pas un inventaire précis de ce qu’il y avait dans les musées, on ne sait pas ce qui a été détruit, on ne sait pas ce qui a été volé ni où peut se trouver ce qui a été volé.
Ce qui paraît établi, en revanche, c’est qu’il y a eu deux types de pillards. D’abord, des professionnels bien organisés, connaissant parfaitement les lieux, qui se sont introduits dans le musée de Bagdad par les entrées de service. Ils ont ouvert, à l’intérieur, les portes blindées avec les clés de la conservation et des réserves, et sont repartis avec un butin soigneusement choisi, après avoir détruit un maximum d’archives. Ce qui donne à penser qu’ils appartenaient à un réseau de trafiquants et de donneurs d’ordres lié au marché de l’art, avec, très probablement, la complicité de personnalités baasistes bien placées. Que le butin soit entreposé dans la Banque centrale de Bagdad ou qu’une partie ait déjà été exportée en France ou en Suisse, on n’est pas près de le revoir. Plus de dix ans après le pillage du musée de Kaboul, en Afghanistan, ses collections restent introuvables.
L’autre type de pillards était composé de ces « éléments incontrôlables » qui se sont aussi rués sur les ministères et les banques et tout ce qui se trouvait à portée de main. Ils se sont autant intéressés aux climatiseurs, aux chaises et aux lampes qu’aux tablettes de terre cuite gravées d’inscriptions cunéiformes.
Comment un tel saccage a-t-il pu se produire ? Comment les marines ont-ils pu laisser faire, sans intervenir, vandales et voleurs ? Avant l’invasion, les spécialistes américains avaient pourtant alerté les responsables politiques et militaires. McGuire Gibson, président de l’Association américaine pour la recherche à Bagdad et directeur des missions archéologiques américaines à Nippour, expliquait à la réunion de l’Unesco : « Dès le début de janvier, j’ai rencontré Joseph Collins, secrétaire adjoint à la Défense chargé des affaires humanitaires, pour lui remettre une liste des sites qui, en Irak, se comptent par milliers. Quelques jours avant la prise de Bagdad, j’ai envoyé des e-mails au Pentagone pour demander qu’on accorde une attention particulière au musée de Bagdad. »
Tout ce qu’ont obtenu Gibson et ses collègues, c’est que ces sites – dont les musées – ne soient pas bombardés. Les troupes américaines ont fait ce qu’il fallait pour « sécuriser » le ministère du Pétrole et protéger les puits, mais fermé les yeux sur les pillages. Le général Richard Myers, président du comité des chefs d’état-major, déclarait, le lendemain, dans une conférence de presse : « Au moment où le musée de Bagdad était mis à sac, il y avait dans la capitale des Américains blessés et en danger de mort. Notre priorité, évidemment, était d’en finir avec les opérations de combat. » Commentaire du brigadier-général Vincent Brooks, porte-parole du Commandement central : « Qui aurait pu imaginer que les richesses de l’Irak seraient pillées par des Irakiens ? » Pour le secrétaire à la Défense Donald Rumsfeld, de tels saccages sont « imparables, comme des échauffourées lors d’un match de football ».
Pour sa part, Claire Buchan, porte-parole de la Maison Blanche, a déclaré dans un point de presse à Crawford, Texas, où le président George Bush passait le week-end pascal dans son ranch : « Le pillage et le saccage du musée de Bagdad constituent un événement malheureux, et nous avons offert des récompenses pour que les personnes qui ont pris ces objets les rapportent. Nous espérons que ce sera le cas. »
D’autres collaborateurs de la Maison Blanche craignent, eux, que ce ne soit pas le cas. Martin Sullivan, qui présidait depuis huit ans la Commission consultative présidentielle pour les biens culturels, a donné sa démission dès le 14 avril. « Cette tragédie, a-t-il expliqué, était prévisible, et on pouvait l’empêcher. » Il a été imité par un autre membre de la commission, Gary Vikan.
D’Alex Hunt, conservateur du Conseil pour l’archéologie britannique, pour qui « il n’y a pas eu de pillage de cette ampleur depuis la Seconde Guerre mondiale », aux trente experts de l’Unesco, dont sept Irakiens, l’opinion culturelle mondiale s’est mobilisée. Mais que faire ?
Il n’y a sans doute pas grand-chose à attendre des agents que le FBI a envoyés à Bagdad – sans en préciser le nombre. « Nous sommes déterminés à faire ce que nous pouvons pour mettre à l’abri ces trésors pour le peuple irakien », a déclaré, un peu tard, son directeur, Robert Mueller.
L’Unesco, quant à elle, prévoit un certain nombre de mesures qui pourraient ne pas seulement être symboliques.
D’abord, tenter d’établir un bilan de ce qui a été détruit ou volé. Elle compte envoyer une mission à Bagdad « dans les délais les plus brefs ». Comme ces délais seront soumis au bon vouloir des Américains, cela prendra forcément du temps.
Ensuite, comme l’a indiqué son directeur général Koïchiro Matsuura, créer un « fonds spécial pour le patrimoine irakien » et mettre en place des « mesures d’urgence », telles que la création d’une « police du patrimoine » chargée de veiller sur les institutions et sites culturels.
Enfin, « demander au secrétaire général des Nations unies de soumettre la question du trafic illicite au Conseil de sécurité afin qu’une résolution puisse être adoptée qui impose un embargo sur tout objet culturel en provenance de l’Irak ». Elle pourrait s’appliquer aux 191 États membres de l’ONU, et pas seulement aux 97 signataires de la Convention de 1970 sur le trafic des objets d’art. Ce n’est pas demain qu’on reverra le casque d’or du roi Meskalamdug.

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