[Tribune] À quand la francophonie des peuples ?
L’histoire montre que, sans le soutien des peuples, les institutions intergouvernementales sont condamnées. Alors que démarre le sommet d’Erevan, et dans un contexte où le multilatéralisme est sans cesse en recul, l’économiste Kako Nubukpo et l’historienne Caroline Roussy lancent un appel à une « francophonie de l’action » qui « assume son devoir de subversion ».
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Kako Nubukpo
Économiste, commissaire chargé de l’agriculture, des ressources en eau et de l’environnement à l’Uemoa
Publié le 8 octobre 2018 Lecture : 4 minutes.
La Francophonie retourne à l’Afrique
La ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, a été désignée vendredi 12 octobre secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) pour un mandat de quatre ans. Retour sur plusieurs mois de tractations diplomatiques entre le Rwanda, la France, l’Union africaine et le Canada.
De rencontres en interviews, ce sont toujours les mêmes questions qui reviennent : qu’est-ce que l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) ? Pour quoi a-t-on besoin d’une institution ? À quoi celle-ci peut-elle bien servir ? Le prochain sommet de la Francophonie s’ouvrira le 11 octobre à Erevan, en Arménie, et c’est parce que l’on peine parfois à répondre à ces questions et qu’à chaque fois le malaise le dispute au scepticisme qu’il est urgent de repenser la Francophonie.
L’histoire n’a-t-elle pas montré que, sans le soutien des peuples, les institutions intergouvernementales étaient condamnées ? La Société des nations (SDN), l’Union latine, la Confédération sénégambienne n’en ont-elles pas toutes fait l’expérience ? Parce qu’au fond, la question est la suivante : si une institution ne sert à rien, pourquoi s’émouvoir de sa disparition ?
Dans les décombres de la colonisation nous avons trouvé cet outil merveilleux : la langue française
La Francophonie, c’est vous, lecteurs de la presse francophone, c’est nous, économistes, historiens ou chercheurs d’autres sciences humaines et sociales. La Francophonie, ce sont 250 millions de personnes réparties sur cinq continents, ayant en partage ce Français qui nous permet d’échanger, de communiquer, de faire des affaires et de nous aimer. La Francophonie, c’est une langue bien avant d’être une institution.
>>> À LIRE – [Editorial] Pourquoi la Francophonie a besoin de l’Afrique
« Dans les décombres de la colonisation nous avons trouvé cet outil merveilleux : la langue française », écrivait Léopold Sédar Senghor, premier président du Sénégal et père fondateur de la Francophonie. La francophonie, nous l’expérimentons au quotidien, en dehors de l’institution, y compris avec des pays qui ne sont pas membres de l’OIF – c’est le cas de nos amis Algériens par exemple.
La Francophonie institutionnelle, qui est devenue un instrument de la diplomatie et, partant, de négociations souterraines, doit renouer avec ses fondamentaux et servir à renforcer les passerelles entre les peuples, créer les conditions de synergies communes et favoriser l’éclosion de projets à forte valeur ajoutée.
Il ne s’agit pas d’une défense rabougrie du français ou des intérêts de la France, mais bien de considérer que cette langue que nous avons en partage est un liant par-delà les frontières et les territoires.
Dans un contexte où le multilatéralisme ne cesse d’être bafoué sur l’autel du retour des nationalismes, le rappel de valeurs fondamentales comme la fraternité doit donner du sens à l’action. La coopération, la co-construction de projets apurés de toute asymétrie, dans un souci d’égalité, doit être une exigence quotidienne. Et c’est au nom de ces valeurs que nous en appelons à une francophonie des peuples, où chacun d’entre nous pourra trouver sa place.
À cet égard, dans une note publiée le 20 septembre dernier par la Fondation Jean Jaurès (« Pour une Francophonie de l’action »), nous avons développé des propositions autour de quatre axes : faire communauté ; adopter une vision culturelle ambitieuse ; valoriser la pertinence du développement économique en francophonie et réformer l’action politique de l’organisation.
Ces quatre axes ont en commun le goût de l’avenir et doivent favoriser la circulation des biens et des personnes via des programmes comme l’Erasmus francophone, les visas francophones, la promotion de jeunes talents prometteurs et ambassadeurs de la francophonie, ou encore la circulation d’expositions inter-musées.
>>> À LIRE – Francophonie : deux femmes dans l’arène à Erevan
Il nous faut être créatifs et novateurs, en osant par exemple créer une académie francophone (et pourquoi pas une Académie Monde, dans le sillage des réflexions des intellectuels et écrivains !), un fonds d’investissement dédié ou même une cellule de veille prospective.
Des réformes institutionnelles concrètes doivent également être adoptées. Nous pensons ainsi qu’il faut auditionner les candidats au poste de secrétaire général et qu’un débat projet contre projet puisse être engagé afin d’éviter les questions de personne au détriment des enjeux de fond.
La Francophonie économique doit assumer son devoir de subversion
Nous préconisons la création d’un conseil des sages, formé de cinq sherpas, dont la mission sera de soutenir et/ou d’orienter les décisions du secrétaire général lorsqu’il s’agira de défendre des principes inaliénables tels que le respect de la démocratie et des droits de l’Homme, qui ont valeur normative dans la Déclaration de Bamako, adoptée en 2000 par les chefs d’Etats et de gouvernements.
La Francophonie économique doit assumer son devoir de subversion et refuser d’être un avatar du Fonds monétaire international (FMI) ou de la Banque Mondiale. Elle doit porter haut et fort l’étendard du pragmatisme économique, celui qui plaide pour la reconnaissance de la rationalité plurielle des individus, le refus d’une société de marché sur fond de « laissez-faire, laissez-passer », l’instauration dans les pays du Sud d’un « protectionnisme éducateur », selon la formule de l’économiste allemand Friedrich List, à l’ombre duquel pourrait se réaliser la transformation structurelle des économies, transformation créatrice de valeur ajoutée et d’emplois décents.
Elle doit constituer un laboratoire du futur, d’où sortiront des prototypes d’organisation économique, irrigués notamment par la révolution numérique et adaptés à la diversité des formes institutionnelles et la singularité des trajectoires historiques.
La Francophonie politique a un sens car nous procédons d’une même histoire de la pensée ce qui nous permet de débattre, d’exprimer nos désaccords, de trouver des consensus. À cet égard, l’OIF doit être en pôle position sur des sujets majeurs comme la crise migratoire et s’imposer comme intermédiaire entre l’Union africaine et l’Union européenne. Il y a urgence car nous sommes tous responsables de chaque vie perdue en Méditerranée.
Dans un objectif de rassemblement et d’efficacité, il faut créer les niveaux d’intermédiation entre le politique et les peuples et de faire de cette Francophonie notre bien commun. À la veille des cinquante ans de l’OIF, les attentes sont très fortes et l’organisation doit assumer son rôle de catalyseur des énergies pour servir et faire advenir la francophonie des peuples. Reste à savoir si, à la veille du sommet d’Erevan, nos politiques sauront être au rendez-vous de l’Histoire.
Par Kako Nubukpo (économiste) et Caroline Roussy (historienne)
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La Francophonie retourne à l’Afrique
La ministre rwandaise des Affaires étrangères, Louise Mushikiwabo, a été désignée vendredi 12 octobre secrétaire générale de l’Organisation internationale de la Francophonie (OIF) pour un mandat de quatre ans. Retour sur plusieurs mois de tractations diplomatiques entre le Rwanda, la France, l’Union africaine et le Canada.
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