Bernard Bajolet : en Algérie, « la corruption touche jusqu’au sommet de l’État »
L’ex-patron de la DGSE, Bernard Bajolet, a fait scandale en Algérie en parlant de « momification du pouvoir ». Celui qui fut aussi l’ambassadeur de France à Alger revient pour jeune Afrique sur sa vision des relations franco-algériennes.
Dans une brasserie du 8e arrondissement parisien, Bernard Bajolet, ex-ambassadeur de France et ancien patron de la DGSE, enchaîne les interviews pour la promotion de ses mémoires Le soleil ne se lève plus à l’Est (Plon). Ce livre, ainsi que les déclarations de Bajolet sur la santé défaillante du président algérien Abdelaziz Bouteflika, ont suscité émoi et polémiques en Algérie où ce chef espion français a servi entre 2006 et 2008.
Prudent dans ses propos – il ne « veut pas en rajouter », précise-t-il -, Bajolet revient ici ses déclarations sur l’état de santé de Bouteflika, aborde la question de la mémoire commune et livre ses impressions sur ce pays qui le passionne encore.
Jeune Afrique : Vous avez récemment déclaré que le président Bouteflika est « maintenu en vie artificiellement ». Est-ce une une simple figure de style ou le propos d’un diplomate bien renseigné ?
Bernard Bajolet : Ce que j’écris sur l’Algérie dans mon livre ne relève pas de la diplomatie : j’y appelle un chat un chat. Je ne représente pas le gouvernement français, ni ne parle en son nom. D’ailleurs, l’ambassadeur de France à Alger, Xavier Driencourt, a tout à fait raison de dire que je ne m’exprime pas au nom du gouvernement.
Je ne suis mandaté par personne, il s’agit d’appréciations personnelles. Désormais libéré de mes obligations au service de l’État, j’use de ma liberté de parole, sauf quand il s’agit de questions relatives au secret-défense.
Diplomate, homme du renseignement, vous vous attendiez tout de même à ce que vos propos sur la santé du chef de l’État algérien fassent polémique…
Cela ne m’a pas surpris, mais je pensais que les réactions seraient d’un meilleur niveau. Cela ne me touche pas qu’on me traite de « petite barbouze » ou de « mercenaire déguisé en diplomate ». Je préfère ne pas commenter…
Il existe un décalage entre cette Algérie jeune et cette technostructure qui n’a pas changé depuis plusieurs décennies
Vous avez évoqué la « momification » du pouvoir en Algérie. Que vouliez-vous dire?
J’évoquais le contraste, saisissant, entre un pays jeune, dont la jeunesse dispose globalement d’un très bon niveau d’éducation et des dirigeants politiques en profond décalage par rapport au pays réel. Je suis frappé par ce système de représentation, qui semble en panne.
Il existe un décalage entre cette Algérie jeune, éduquée, dynamique, qui a beaucoup de mal à trouver du travail et doit souvent s’expatrier, et cette technostructure qui n’a pas changé depuis plusieurs décennies.
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En quittant l’Algérie en 2008, vous écriviez que le pays était frappé d’une sorte de malédiction : riche de ses sous-sols mais rendue malade par cette nomenklatura indéboulonnable. Diriez-vous la même chose aujourd’hui ?
Je fais toujours mienne cette analyse formulée lorsque j’étais encore ambassadeur. J’ai repris ces notes en 2012 pour alimenter les réflexions et analyses de François Hollande, quand il a été élu président.
Mon sentiment profond est que la situation n’a pas changé. Le constat sur la corruption qui touche jusqu’au sommet de l’État – que j’évoquais dans un télégramme qui a été divulgué par WikiLeaks – n’a pas fondamentalement changé.
Diriez-vous qu’elle a empiré ?
Les richesses enfouies dans le sous-sol, qui ne sont pas éternelles, diminuent. J’ai même entendu des hauts responsables algériens affirmer que les exportations pétrolières pourraient cesser à partir de 2030. Cela voudrait dire que les recettes d’exportation vont baisser, tandis que les besoins de la population augmentent.
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Pour l’instant, les efforts destinés à diversifier l’économie n’ont pas abouti. Les infrastructures, essentiellement réalisées par des entreprises étrangères à des coûts supérieurs à ce qui serait justifié, n’ont pas eu un effet d’entraînement sur l’économie. Le secteur privé, susceptible d’apporter une diversité économique, ne s’est pas développé.
À aucun moment la France n’a offert aux Algériens un statut équivalent à celui des Français
Que manque-t-il à l’Algérie pour devenir un pays émergent ?
Lors du premier séjour que j’y ai effectué, dans les années 1970, j’étais irrité qu’on mette tous les malheurs de ce pays sur le compte de la France. À mon retour, en 2006, j’étais un peu plus nuancé. La France n’a rien fait pour aider l’Algérie à décoller. À aucun moment elle n’a offert aux Algériens un statut équivalent à celui des Français.
L’administration coloniale s’est imposée sans intégrer les Algériens et sans les préparer à gérer un État par la suite. Quand la France est partie, en 1962, il n’y avait plus d’État. Ceci est un énorme handicap qui continue, même cinquante ans plus tard, à produire des effets.
Sur ce point, les Algériens n’ont pas tout à fait tort, même si la mise en cause de la France dissimule une volonté de jouer sur l’hostilité à l’ancienne puissance coloniale pour légitimer le pouvoir en place.
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Certains Algériens reprochent aux officiels français une certaine complaisance à l’égard d’Alger. Ils citent, par exemple, François Hollande, qui utilisait le mot « alacrité » pour parler du président Bouteflika, alors que celui-ci est gravement handicapé. Comprenez-vous ces reproches ?
Les Français ont du mal à s’exprimer sur ces sujets sensibles, compte tenu du passé. Sur le plan diplomatique, ils restent extrêmement prudents.
On a pu constater la très grande sensibilité des Algériens, notamment en 2008, quand un diplomate a été arrêté et poursuivi par la justice française avant qu’on se rende compte que c’était une erreur. Les relations ont été gelées pendant deux ans. Complaisance, je ne sais pas. Mais sur le plan diplomatique, on reste très très prudent.
L’ex-président Jacques Chirac disait que les relations entre Paris et Alger sont « foiroteuses ». Comment les qualifieriez-vous ?
Elles sont toujours extrêmement sensibles, sujettes à des fluctuations de grande ampleur. Depuis toujours elles sont sinusoïdales. Pour ma part, j’ai recommandé à François Hollande une politique des petits pas : ne pas chercher à faire de grandes choses, comme ce « traité d’amitié » proposé par Jacques Chirac en 2003.
À l’époque, nous n’étions pas mûrs, ni d’un ni de l’autre. J’ai l’espoir que les nouvelles générations seront capables d’accomplir ce dont nous et nos prédécesseurs n’ont pas été capables.
Vous dites que le travail de mémoire doit être bilatéral, ajoutant que pour le moment, la France aurait fait l’essentiel du chemin. Qu’est-ce que les Algériens devraient faire de leur côté ?
La France en a fait davantage en tant qu’ancienne puissance coloniale. Mais je signale aussi que les pieds-noirs ont toujours été bien reçus en Algérie, où certains sont d’ailleurs restés. Même les appelés français qui ont fait la guerre d’Algérie y sont bien accueillis quand ils reviennent – parfois avec leurs enfants.
Quand je leur ai transmis des demandes particulières sur des sujets sensibles, les Algériens ne m’ont jamais dit non. Cela étant, il serait souhaitable que les archives du Front de libération nationale (FLN) soient ouvertes, dans la mesure où nous avons ouvert les nôtres.
Les autorités algériennes souhaitaient devenir dépositaires des archives françaises de l’époque coloniale. Nous avions refusé car celles-ci sont des archives de souveraineté. En revanche, nous étions prêts à fournir à Alger les fac-similés ou copies de ces documents. Après un long débat, un accord a fini par être trouvé. Tout finit par trouver une solution mais cela prend parfois du temps.
La France devrait-elle présenter des excuses officielles sur les crimes coloniaux pour clore ce chapitre ?
Je ne pense pas que ce genre de situations serait résolu par l’humiliation de l’une ou l’autre partie.
J’ai toujours été franc avec le président Bouteflika… et réciproquement
Durant vos échanges avec le président algérien, l’avez-vous jamais entendu formuler cette revendication ?
Cette demande ne m’a jamais été présentée par les autorités algériennes. Quand le président Sarkozy s’est rendu en Algérie en juillet 2007, il a déclaré qu’il n’était pas venu y présenter des excuses. Mais personne ne le lui avait demandé, ni avant ni sur place.
J’estime qu’il faut assumer l’Histoire : savoir reconnaître ce que l’on a fait sans arrogance ni condescendance, en évitant une approche comme : « Vous restez traumatisés, nous allons vous dire des choses gentilles pour apaiser vos maux. » Le respect, c’est aussi la franchise. J’ai toujours été franc avec le président Bouteflika… et réciproquement.
En 2006, le président Chirac vous aurait confié qu’on était à deux doigts d’aboutir à un accord entre le Maroc et l’Algérie sur la question du Sahara occidental mais que les Marocains l’auraient fait capoter. Que s’est-il passé au juste?
Je ne l’ai jamais su. Tout ce que je sais, c’est que Jacques Chirac était plutôt remonté contre le ministre marocain des Affaires étrangères de l’époque.
Alger reproche pourtant à Paris de s’aligner sur la position marocaine concernant ce dossier…
Bien sûr, et ce n’est pas faux. Les Algériens nous reprochent de toujours défendre la position marocaine, que m’a d’ailleurs dit dès le départ le président Bouteflika, sans animosité aucune. Je ne pouvais pas lui donner totalement tort. Je lui ai répondu qu’il ne s’agissait pas d’un parti pris mais de la conviction, en France, que l’affaire du Sahara était plus vitale pour le Maroc, plus importante pour sa stabilité, que ce n’était le cas pour l’Algérie.
Il ne l’a pas démenti, tout en m’indiquant qu’il n’y aurait pas de lune de miel avec le Maroc ni de Maghreb arabe si cette question ne trouvait pas une solution équitable.
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