Aznar, ou la rage de conclure

Pourquoi le président du gouvernement espagnol s’est rangé résolument du côté de George W. Bush, au risque de se mettre à dos l’écrasante majorité de son opinion publique.

Publié le 25 avril 2003 Lecture : 5 minutes.

«Aujourd’hui, le monde est meilleur avec un tyran de moins », a déclaré, le 9 avril, le président du gouvernement espagnol, José María Aznar. Légitime satisfaction de celui qui, presque quotidiennement pendant deux mois, a entendu des centaines de milliers de manifestants réclamer sa démission : 80 % des Espagnols estimaient en effet la guerre « injuste et illégitime », et 92,4 % d’entre eux y étaient opposés. Du coup, une défaite du parti d’Aznar, le Parti populaire, aux élections municipales du 25 mai prochain, hier encore impensable, n’est plus à écarter. Un comble quand on sait que, le 12 mars 2000, José María Aznar touchait le ciel en obtenant une majorité absolue des sièges au Congrès, avec une avance de plus d’un million de voix sur le Parti socialiste. Du jamais vu depuis l’âge d’or du franquisme.
Élu en 1996, réélu triomphalement en 2000, tout semblait pourtant réussir à cet ancien inspecteur des finances devenu chef de file d’une droite rajeunie et décomplexée, qu’il a contribué à installer durablement dans le camp du libéralisme triomphant.
Aujourd’hui, la protestation monte au sein de son parti, qui enregistre ses premières défections. Seul en scène, volontiers autoritaire, Aznar a peut-être commis l’erreur de se croire irrésistible. Toujours est-il qu’il n’a pas cédé à la pression : « La légitimité est dans les urnes, pas dans la rue », répète-t-il à l’envi. D’ailleurs, à la faveur des événements, il ne désespère pas in fine de retourner l’opinion en sa faveur. Les faits lui donnent raison, estime-t-il, et montrent, une fois encore, qu’il n’y a pas d’alternative à la puissance des États-Unis pour défendre la démocratie dans le monde. De cette conviction forte découlent tous les autres motifs de son ralliement à la coalition anglo-américaine.
Parmi eux, la lutte contre le terrorisme occupe une grande place : seule une étroite collaboration de l’Europe avec les États-Unis peut rendre le monde plus sûr. Aznar l’a redit le 9 avril : « Nous avons agi comme un pays responsable en aidant ceux qui nous aident dans la lutte contre le terrorisme. »
Plus sensible que d’autres à cette question pour avoir survécu, comme par miracle, à un attentat de l’organisation terroriste basque ETA en 1996, il a toujours fait de l’éradication du terrorisme une priorité absolue. Au lendemain du 11 septembre, il accueille donc avec enthousiasme l’appel du président américain à une collaboration mondiale contre ce fléau. L’Espagne est alors le premier pays à nommer son représentant chargé de cette question auprès des Nations unies, comme le veut la résolution 1373 du 28 septembre 2001.
Comme preuve supplémentaire de sa détermination, l’Espagne emboîte le pas aux États-Unis, qui fournissent une aide importante au gouvernement colombien dans sa lutte contre la guérilla marxiste des Forces armées révolutionnaires de Colombie (Farc). Elle devient ainsi le deuxième pays à apporter une aide militaire directe, et sans condition, au président Alvaro Uribe.
Pour Aznar, cette croisade antiterroriste est le signe que de nouveaux équilibres mondiaux sont en train de naître. Désireux à la fois de faire entrer l’Espagne dans le G8 et d’apparaître comme un allié stratégique des États-Unis, il décide de monter au créneau. Et prend, fin janvier, l’initiative de l’Appel des Huit (il en rédige la première version), qui apporte un soutien inespéré à George W. Bush, confronté à une « Vieille Europe » réticente. Cette déclaration constituera une réponse forte aux prétentions hégémoniques de la France et de l’Allemagne, et montre surtout qu’il peut exister un axe alternatif à celui de Paris-Berlin. La preuve est désormais faite qu’avec la Grande-Bretagne l’Espagne peut prendre la tête d’un nouveau pôle européen, un pôle libéral qui serait appuyé par l’ensemble des pays de l’Est, proaméricains.
L’atlantisme espagnol, en réalité, n’est pas une nouveauté. On peut même dire qu’il remonte à la découverte des Amériques par Christophe Colomb. Après les longues années d’autarcie franquiste, l’Espagne s’est à nouveau tournée vers l’Amérique latine, où ses entreprises, avec celles d’Amérique du Nord, sont devenues les premiers investisseurs. Madrid et Washington y défendent d’ailleurs leurs intérêts avec une orthodoxie concertée au sein du FMI et de la Banque mondiale.
Le Maghreb est également stratégique pour l’Espagne, qui entretient des « relations de haut niveau » (RHN) avec le Maroc, la Tunisie et l’Algérie. Or, en juillet dernier, c’est l’intervention du secrétaire d’État américain Colin Powell qui a permis de régler, à l’avantage de l’Espagne, la crise de l’îlot Leila-Persil, occupé brièvement par des soldats marocains. La mise en oeuvre d’une médiation américaine dans cette partie du monde a mis en lumière les doutes de l’Espagne quant à la volonté de l’Europe, et de la France en particulier, de défendre ses frontières méridionales. Notamment en ce qui concerne les enclaves de Ceuta et Melilla. Il en va de même pour les zones maritimes potentiellement riches en pétrole qui entourent l’archipel des Canaries, et déjà contestées par le Maroc. L’Espagne, qui tient à ses confettis d’empire, a pu mesurer, une fois encore, les avantages qu’elle peut attendre d’une amitié étroite avec l’unique superpuissance de la planète.
Enfin, il faut rappeler qu’Aznar a déjà annoncé qu’il ne serait pas candidat à sa succession lors des prochaines élections d’avril 2004. Ce facteur personnel permet peut-être d’expliquer qu’en fin de mandat, ainsi libéré de toute contrainte électorale, il ait pris autant de risques en tournant ostensiblement le dos à la protestation générale contre la guerre. « Pourquoi risque-t-il tant ? À quoi correspond ce désir compulsif de vouloir résoudre tous les problèmes sans prendre en considération les conditions pour le faire ? » s’interroge Anton Costas, professeur d’économie politique à l’université de Barcelone. La réponse est presque trop simple : José María Aznar veut entrer dans l’Histoire. Il veut être celui qui a rendu à l’Espagne son statut de puissance européenne de premier plan et, partant, qui l’aura le plus profondément transformée. À un an de la fin de son mandat, l’occasion s’est présentée. Il n’avait d’autre choix que de laisser libre cours à son impatience. C’est ce que Gustave Flaubert appelait, comme le souligne Anton Costas : « la rage de vouloir conclure ».

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