« Vous avez quoi comme Hummer ? »
Ils sont chefs d’État, footballeurs professionnels ou golden boys. Et ne se déplacent qu’à l’aide du très onéreux véhicule militaire américain. Voyage au coeur d’une élite africaine fascinée par l’argent et l’esbroufe.
Les esthètes moquent ses lignes taillées à la serpe, les amateurs de vitesse maudissent sa lenteur, les écologistes honnissent ses émissions polluantes. En Afrique pourtant, les flambeurs affectionnent son imposant gabarit, les VIP apprécient son blindage militaire et les automobilistes chevronnés saluent ses capacités à braver les routes les plus impraticables. Automobilistes chevronnés, certes, mais fortunés aussi. Car le Hummer – puisque c’est de cela qu’il s’agit – coûte cher, très cher. Pour un modèle H1, comptez 118 millions de F CFA soit 180 000 euros (le prix moyen d’une Ferrari).
À l’évidence, l’ostentatoire 4×4 américain cultive les paradoxes. L’engouement d’une nouvelle élite africaine pour ce véhicule dispendieux (14 litres d’essence aux 100 kilomètres !) est l’image même d’une Afrique mondialisée et schizophrène. Celle qui critique l’Amérique « impérialiste » et va-t-en-guerre, mais qui s’entiche de l’un de ses symboles les plus voyants.
Schwarzenegger adore
Le premier Hummer qui a vu le jour était la version civile du High Mobility Multipurpose Wheeled Vehicle (HMMWV), surnommé « Humvee » par les soldats américains. Fabriqué par la firme militaro-industrielle AM General, ce blindé de transport de troupes a fait son apparition lors de la première guerre du Golfe en 1990. Deux ans plus tard, le constructeur General Motors mise sur l’intérêt des Américains pour les véhicules militaires et lance le H1, qui se révèle un succès commercial chez les civils grâce au concours de l’acteur Arnold Schwarzenegger – aujourd’hui gouverneur de Californie -, qui y associe son image. Mais très vite, la « Hummermania » dépasse les frontières américaines. Au Moyen-Orient, en Afrique du Nord et en Afrique subsaharienne, les amoureux de grosses voitures ne restent pas longtemps insensibles à ce symbole de la toute-puissance. Aujourd’hui, le succès est tel que General Motors prévoit de fabriquer 50 000 Hummer par an.
Sur les routes étroites et souvent défoncées des grandes villes du continent, la « bête » ne passe pas inaperçue. Que ce soit à N’Djamena, Dakar, Abidjan, Brazzaville ou encore Kinshasa, ses chromes scintillants et sa spectaculaire carrure (4,70 mètres de long, 2,20 mètres de large), qui oblige bien souvent les autres véhicules à se ranger sur le bas-côté, détonnent. Son look extravagant, qui semble tout droit sorti d’un vidéo-clip de gangsta rap américain, fascine. Plus bling-bling que çaÂÂ Seulement voilà, dans des pays où plus de la moitié de la population vit avec moins de 1 dollar par jour et tente de survivre dans des quartiers sans eau ni électricité, ce véhicule hors normes représente aussi l’injustice sociale. Derrière les vitres teintées de ces forteresses roulantes cahotant dans les bidonvilles miséreux de Luanda ou de Douala se cachent, pense-t-on, les spécialistes des détournements de deniers publics, les professionnels des marchés truqués, les corrompus qui narguent le peuple, ceux qui dilapident les ressources naturelles et qui appauvrissent le reste de la population.
Reste que les propriétaires de ces chars d’assaut ne sont pas tous malhonnêtes. Loin s’en faut. Il existe, sur le continent, une élite entreprenante et capitaliste qui gagne suffisamment sa vie pour se payer un Hummer. Sans que cela suscite la jalousie et la méfiance de la rue. Nombre de Togolais et de Camerounais se disent fiers des rutilants modèles de leurs compatriotes Emmanuel Adebayor et Samuel Eto’o. Quel jeune de Lomé ou de Yaoundé pourrait reprocher à ces deux footballeurs, dont les salaires atteignent six chiffres, d’avoir cédé à la tentation de s’offrir le sulfureux 4×4 ? À Douala, il n’est pas rare de voir le « H2 » de Eto’o « escorté » par des dizaines de « motos taxis » qui veulent saluer ce modèle de « méritocratie ».
Réputé indestructible
En clair, « le Hummer, c’est la voiture de ceux qui n’ont pas honte d’avoir de l’argent », reconnaît Paul Chedid, importateur pour la France du véhicule américain. Est-il réellement nécessaire cependant de posséder le tout-terrain « le plus vain de toute l’histoire de l’automobile » – ce sont les spécialistes qui le disent – lorsqu’on ne quitte que rarement le bitume des villes ? Dans certains cas, le Hummer paraît presque indispensable. Le chef de l’État tchadien Idriss Déby Itno, qui a des raisons objectives de craindre pour sa sécurité, peut facilement justifier la présence de plusieurs exemplaires du musculeux 4×4 dans son parc automobile. Même si, au lieu du trop voyant Hummer, il préfère prendre place dans un autre véhicule banalisé de son cortège. Néanmoins, le mufle affreusement abrupt de ce monstre réputé indestructible apporte un supplément de dissuasion dans un Tchad qui aime par trop les rapports de force.
De son côté, l’ancien Premier ministre sénégalais Idrissa Seck peut remercier son destrier d’acier américain : le 21 février 2007, au plus fort de la campagne pour la présidentielle, c’est grâce à son Hummer que le candidat du parti Rewmi a pu échapper à une « embuscade » tendue par des partisans de Cheikh Bethio Thioune, un adversaire politique. Selon des témoins, le puissant tout-terrain a chevauché trois véhicules calcinés pour se dégager. Quant au chef de l’État gambien Yahya Jammeh, inconditionnel de la marque, il a choisi la version limousineÂÂ pour convoyer ses homologues invités au 7e sommet de l’Union africaine à Banjul, en juin-juillet 2006.
Certes apprécié pour ses vertus sécuritaires, le Hummer est aussi, et surtout, un accessoire idéal de la panoplie du frimeur fortuné qui tient à le faire savoir. Il est le signe ostentatoire d’une réussite qui réclame reconnaissance et respect ; le témoin du « triomphe dérisoire » des feymen (escrocs) recyclés dans la politique ou les affaires ; le reflet d’une époque marquée par la frénésie de l’argent et l’esbroufe. Celle de la « superficialité d’une élite jouisseuse », selon l’économiste camerounais Célestin Monga. Mais, aussi, le signe de l’avènement d’une classe sociale décomplexée et dénuée de tout sentiment de culpabilité devant la misère ambiante de son environnement.
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