Mémoire d’outre-mer…

Hommages et témoignages en l’honneur de l’écrivain martiniquais Aimé Césaire, décédé le 17 avril à Fort-de-France (voir J.A. n°2467).

Publié le 28 avril 2008 Lecture : 9 minutes.

Mission accomplie
– Aimé Césaire vient de conclure le dernier paragraphe de ce que l’on peut considérer comme le cahier d’un retour à la mère nature.
Je voudrais saluer la mémoire de cet homme qui, à l’instar de Senghor, son compagnon d’armes, avait fait de la plume un glaive et du verbe une magie pour se saisir du réel et l’informer, c’est-à-dire lui insuffler une nouvelle forme en contraignant les choses et les hommes.
Le poète démiurge s’en est allé sans bruit, comme pour nous dire simplement « mission accomplie ». Cela n’appelle ni compassion, ni pleurs, ni lamentations, mais plutôt une salve d’applaudissements à la conclusion d’une vie remplie, dignement remplie. Bâtissons au fond de nos cÂurs et de nos consciences un panthéon pour la sépulture de celui qui avait, sa vie durant, eu le courage de dire non à toutes les formes d’injustice et d’oppression.
Mamadou Bah, représentant spécial du président de la commission de l’UA au Burundi, Bujumbura

N’oublions pas l’homme politique
– Il est risible de voir que la plupart des hommages adressés au dernier père survivant de la négritude (après les décès de Léon-Gontran Damas et de Léopold Sédar Senghor) se bornent le plus souvent au poète, à l’écrivain (exception rare de J.A.). Un poète est perçu comme gentil. Un poète, c’est rêveur. Une partie de la France officielle occulte délibérément l’homme politique, le communiste qu’il fut, l’un des rares qui, en pleine guerre froide, osa critiquer le « grand frère » de Moscou et le PC chinois. L’homme qui, au lendemain de l’invasion de Budapest par les chars rouges, osa claquer la porte du PC français. L’homme qui, enfin, se mit à dos toute la classe politique française (même Adolf Hitler ne réussit pas cet exploitÂ) pour défendre son île, pour défendre son peuple.
Pis encore, combien de ses Âuvres sont enseignées dans les écoles de métropole ?
C’était aussi un très grand humaniste qui avait le pardon facile et nous rappelait tout le temps que la haine ne sert à rien ; on en devient prisonnier. Quand Yasser Arafat s’excusa auprès de lui car son frère Georges comptait parmi les victimes d’un attentat en Israël, il lui dit : « Ce n’est pas parce que c’était mon frère que c’est grave. C’est parce que c’était un homme tout simplement que c’est grave ! »
Aimé Césaire, homme de lettres, oui, mais aussi et surtout combattant politique au service des opprimés. Quant à cette histoire de Panthéon, j’espère qu’elle se terminera en pantalonnade. Ce baobab n’avait que faire des honneursÂ
Obambé Gakosso, Gisors, France

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Un exemple pour l’Afrique
– En pleine période du colonialisme triomphant, Aimé Césaire a préféré le difficile chemin de la lutte pour la dignité à celui de la compromission et de la reconnaissance facile, à laquelle il pouvait légitimement prétendre en sa qualité de normalien de la rue d’Ulm.
Mais sa singularité d’homme réside peut-être moins dans ses choix initiaux, au demeurant courageux, que dans la constance de son engagement et de ses convictions, dans sa persévérance à poursuivre un idéal de justice et à revendiquer sa négritude. Il a ainsi livré aux générations qui lui ont succédé une magistrale leçon de vertu, d’éthique et d’engagement qui participe incontestablement à la restauration de la conscience universelle. Dans l’Afrique ancestrale, berceau de l’humanité, aujourd’hui engagée dans une trajectoire difficile, son attitude mérite une profonde réflexion.
Khadim Sylla, par courriel

Immortel au Congo
– Ô Césaire ! Non seulement la Martinique ou la France te pleurent, mais aussi toute l’Afrique. Très nombreux sont ceux qui, sur le continent, t’ont connu et adopté comme l’un des leurs. En particulier en RD Congo, tu resteras immortel grâce à la pièce Une saison au Congo. En y tenant le rôle de Lumumba, j’ai compris que tu as combattu avec véhémence et courage le piétinement de l’homme noir par ceux qui se croyaient les seuls détenteurs de la raison. Et ta voix retentit à jamais à travers toutes tes Âuvres – qu’elles soient orales ou écrites.
Johnny Ntumba Dipa, Osaka, Japon

Césaire, la Guinée et moi
– Quand je suis entré au collège au début des années 1960, Césaire était très important parce que sa poésie était pour ainsi dire en train de se concrétiser. La Guinée venait d’accéder à l’indépendance et le nationalisme noir était comme une institution dans le pays. Par son discours incendiaire et la puissance de son verbe, Césaire était un peu le porte-parole de cette époque à laquelle il correspondait comme par magie. Ses poèmes sont très compliqués du point de vue du style, mais ils véhiculent des thèmes qui parlent immédiatement. Ce sont presque des slogans.
En même temps, il avait à cette époque une relation très particulière avec la Guinée, où il venait souvent. Je l’ai même vu dans mon établissement scolaire. Il ne faut pas oublier qu’il a écrit une bonne partie de Ferrements en Guinée. Il y évoque les paysages locaux, notamment ceux du Fouta Djalon. Dans sa première édition, ce recueil était d’ailleurs dédié à l’indépendance guinéenne.
Il y a des strophes entières de Césaire que l’on récitait parce que cela correspondait à ce que nous voulions dire nous-mêmes. Il a su exprimer toute la colère et toutes les frustrations qui dormaient au fond de l’âme nègre. Il a beaucoup plus marqué ma génération que Senghor. On avait besoin de révolte et de rupture. On les sent dans la poésie de Césaire, mais pas suffisamment dans celle de Senghor. Parce que les itinéraires ne sont pas les mêmes. Césaire est un enfant brisé par l’Histoire. Il est né de rien, il est obligé de tout reconstruire, même une mémoire, qu’il a pu trouver chez ses ancêtres africains. De notre côté, nous étions aussi une génération brisée, qui a subi la répression non seulement coloniale, mais celle des dictatures.
Senghor, lui, est une espèce d’enfant gâté. Il a grandi dans un pays qui n’a pas été trop bouleversé par la colonisation, alors qu’elle a été extrêmement violente chez nous. Senghor a été éduqué par les prêtres, il est resté en France après ses études. Il a vécu une vie de petit féodal africain et de petit-bourgeois français. Il n’a pas de raison de se révolter.
Oui, je me considère comme un héritier de Césaire. J’hérite aussi de Senghor, d’ailleurs. Je ne renie rien. Parfois, je les titille, je les conteste un peu, mais j’assume leur héritage. Sans eux, je ne serais pas là.
C’est ainsi qu’ils devaient dire les choses à l’époque. Cette époque est révolue. Ce n’est pas qu’ils sont dépassés, mais ils ont joué leur rôle. Les combats qu’ils voulaient mener sont plus ou moins gagnés. Il reste des poches de racisme mesquin, mais le racisme institutionnel est mort. On ne va pas mener le même combat éternellement. C’était celui de nos grands-pères.
La mémoire est très importante, parce qu’il faut une base solide pour s’asseoir quelque part. Mais l’appel de l’avenir est d’une importance capitale dans le monde d’aujourd’hui. La modernisation des esprits, des modes de vie, du discours est un impératif en Afrique. C’était bien de chanter les aïeux jusque dans les années 1960. Après, il fallait passer à autre chose.
Tierno Monénembo, écrivain guinéen

La conscience du monde noir
– Depuis l’annonce de la mort de Césaire, je me sens secouée, bouleversée, orpheline. Je n’ai pas eu cette impression lors de la disparition de Senghor. Cela s’explique par le fait que je me suis toujours sentie très proche de Césaire, homme sans concession, homme banni, volcanique. Je me reconnais dans les luttes de Césaire, dans ses mots qui ont forgé mon identité depuis que j’ai découvert à 16 ans, à Douala, son immense Cahier d’un retour au pays natal. Nous les Africains, nous avons tous une dette envers Césaire, qui, par ses prises de position politiques, par son célèbre « cri nègre », a permis aux Noirs d’exister dans le monde, de se libérer du poids des humiliations séculaires. Contrairement à Senghor, qui, à la fin de sa vie, s’est proclamé « normand », Césaire a su cultiver jusqu’au bout sa radicalité, sa cohérence d’homme et d’écrivain. Avec Césaire, c’est la conscience du monde noir qui s’en va.
Je me souviendrai de Césaire jusqu’à la fin de ma vie. Je me souviendrai de la qualité de sa voix si particulière que j’ai entendue pour la dernière fois dans les années 1990. J’étais de passage à la Martinique. Je suis allée voir le grand homme à sa demande. Quelle ne fut pas ma surprise de constater qu’il connaissait mon Âuvre, le travail que je faisais au sein des associations pour les droits civiques des Noirs en France ! Il m’a parlé longuement de son association avec Senghor, de sa découverte de l’Afrique, mais aussi de ses regrets. Il en avait beaucoup, notamment en ce qui concerne le statut de la Martinique. Il regrettait la départementalisation. « J’aurais dû faire comme Senghor, m’a-t-il dit. Demander d’emblée l’indépendance de l’île. » La départementalisation a fait des Antillais, pour citer sa formule exacte, « un peuple lobotomisé » !
Calixthe Beyala, écrivaine franco-camerounaise

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Comme un ultime cri
– C’était à l’automne 2005. Aimé Césaire avait accepté de me recevoir chez lui à Fort-de-France pour parler de son ami Senghor, sur lequel je préparais une biographie. De cet entretien (le dernier grand que l’écrivain a donné) découla une interview parue dans le hors-série n° 11 de Jeune Afrique consacré au centenaire de la naissance du poète président du Sénégal.
Pendant près de trois heures, par saccades et avec jubilation, il me délivra ses souvenirs comme un enfant enjoué. Son verbe fécond respirait le temps révolu où les mots claquaient aux oreilles. Ses gestes étaient lents mais sûrs, son corps à l’affût du mouvement. À la vitesse d’un éclair son regard parcourait les photos en noir et blanc qui tapissaient les murs de son bureau, puis brutalement revenait vers moi pour m’interroger. « Allez-y bon sang ! Je suis vieux mais intact. » D’après Senghor, dis-je alors, vous auriez la paternité du concept de la négritude « Il a dit, car ça le faisait rigoler, qu’il fallait rendre à Césaire ce qui appartenait à Césaire ! Il était tout fier de sa trouvaille ! »
Quand, dans le cours de la conversation, il se mit à parler de poésie, le voilà fébrilement en train d’aller fouiller dans ses nombreux tiroirs pour rechercher le recueil que Léon-Gontran Damas lui avait dédié. Et il se mit à réciter dans mon oreille un long extrait de Pigments. J’entendais le souffle de sa respiration se mêler au poème avec la sensation de l’entendre de l’intérieur. Puis il s’écarta et me regarda fixement, le temps d’écouter ensemble le silence qui s’ensuivit.
Cet homme rare était habité par une sorte de mystique qui ne devait rien à son âge. L’auteur du Discours sur le colonialisme, toujours prompt à dénoncer jadis les turpitudes des Occidentaux, s’était mis à célébrer soi-même pendant ce rare moment de grâce « la nostalgie de la révolte ». Comme un ultime cri. Je le sentais dépouillé de ses armes et, derrière ses réponses, effrayé par le vide de la pensée politique contemporaine. « J’écris des bouts de phrases là-dessus qui restent dans mon manteau, m’a-t-il dit, las, mais il est trop tard pour dénoncer. »
Jean-Michel Djian, journaliste-écrivain, universitaire

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