Libérez les « deuxième génération » !
On est fin avril, donc presque en mai, donc presque en juin. Bientôt, des millions de Maghrébins vont s’élancer sur les autoroutes françaises ou espagnoles en direction du Sud. Les bateaux aux quais de Marseille ou de Gênes vont se remplir d’immigrés, et la frime sur le boulevard de Tanger ou d’Oran au volant d’une Mercedes datant de l’invasion de la Pologne va reprendre. Pourtant, hier, j’ai vu un ami, Hassan, faire grise mine quand j’ai évoqué les vacances. C’est un gars d’Utrecht qui rentre chaque année avec ses parents à Al Hoceima et qui ne va jamais au-delà. Il y a tellement de cousins, de tantes et d’oncles à visiter que tout le mois y passe et qu’il n’a jamais le temps d’aller ne serait-ce qu’à Chaouen – ne parlons pas d’Agadir ou de Laâyoune.
– J’enrage, me disait Hassan, quand je vois que n’importe quelle caissière de supermarché de Trifouillis-les-Oies a déjà visité Marrakech, et moi non ; que les Allemands connaissent Ouarzazate, et moi non. La dernière fois, dans le train de Bruxelles, un retraité m’a parlé de Zagora et de Sijilmassa et j’ai fait semblant de comprendre ce qu’il disait alors que je n’avais jamais entendu parler de ces deux villes. Zagora, Sijilmassa, en plus on dirait des noms africains.
Je lui fis remarquer que le Maroc était en Afrique, ce qui plongea ce fils du Rif dans une méditation perplexe Tout cela a l’air inoffensif mais pas du tout. J’en veux pour preuve la mésaventure arrivée récemment à mon ami le professeur K, doyen dans une grande université marocaine et qui, ayant pris un taxi à l’aéroport d’Amsterdam, se mit à parler amicalement en arabe au chauffeur. Celui-ci, l’interrompant, demanda en anglais pourquoi on s’adressait à lui en cet étrange dialecte. Le professeur K lui répondit :
– Mais vous êtes Marocain, non ?
– Non, lui répondit le taxi driver, je suis Rifain.
J’ai dû expliquer au professeur, qui me racontait la scène à l’hôtel, encore choqué par la réponse du « deuxième génération », qu’il ne s’agissait pas d’une prise de position politique mais plutôt de la honte de ne pas pouvoir répondre dans la langue des Nass el-Ghiwane. Autant se créer une autre nationalité Et surtout, me souvenant de ce que m’avait dit l’ami Hassan, je lui dis que ce jeune chauffeur de taxi ne pouvait pas se sentir pleinement marocain s’il n’avait pas visité Fès, Rabat, la plaine du Gharb, Essaouira, l’Atlas, le Souss, enfin tous ces endroits qui font le Maroc.
C’est pourquoi je lance ici un appel aux autorités compétentes des pays du Maghreb : faites que les enfants de vos émigrés ne soient plus kidnappés par leurs familles à l’occasion du mois de vacances, même s’il s’agit en l’occurrence d’un kidnapping affectueux. Au besoin, faites-les libérer manu militari de l’étreinte étouffante des leurs, promenez-les dans les quatre coins du pays, qu’ils s’en imprègnent, que ça sature leurs rétines, que ça circule dans leurs veines : c’est à ce prix qu’ils s’approprieront le pays de leurs parents.
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