Le paquebot blanc reste à quai

En cinq ans, la Cour pénale internationale n’est pas parvenue à organiser le moindre procès contre des auteurs présumés de génocides, crimes de guerre ou crimes contre l’humanité.

Publié le 28 avril 2008 Lecture : 6 minutes.

À la périphérie de La Haye, aux Pays-Bas, le siège de la Cour pénale internationale (CPI) se dresse au milieu de nulle part, entre une autoroute et une voie ferrée. Un décor sans âme qui conviendrait parfaitement à quelque multinationale. Et, de fait, avant d’héberger le rêve d’une justice universelle censée punir les grands criminels et dissuader leurs émules, ce paquebot blanc d’une quinzaine d’étages fut le siège de KPN, l’entreprise publique néerlandaise des télécoms.
C’est maintenant le champ de bataille de Luis Moreno-Ocampo, un magistrat argentin – la cinquantaine, barbe de trois jours taillée avec soin – qui enquêta sur les crimes perpétrés par les juntes militaires qui se succédèrent au pouvoir à Buenos Aires à la fin des années 1970. Depuis son élection, en avril 2003, le premier procureur de l’histoire de la CPI reçoit ici les doléances d’opposants africains victimes d’élections truquées, de citoyens irakiens fatigués d’enterrer leurs frères ou d’États dénonçant la violation de leurs frontières Hélas ! les compétences de la CPI étant ce qu’elles sont, il lui est le plus souvent impossible de donner suite à ces S.O.S. La Cour ne juge que les génocides, les crimes de guerre et les crimes contre l’humanité. À condition qu’ils aient été commis dans l’un des 105 pays signataires du « statut de Rome » (le premier fut le Burkina, en 1998), par un ou plusieurs de ses ressortissants. À condition aussi que le pays en question, faute de moyens ou de volonté politique, n’ait pas engagé une procédure judiciaire. Mais le Conseil de sécurité des Nations unies a, de son côté, la possibilité, quels que soient la nationalité de l’accusé et le lieu du crime, de transmettre le dossier au procureur de la CPI.

Seuls trois CongolaisÂ
Le problème est que, depuis 2003, Luis Moreno-Ocampo n’a guère eu l’occasion de faire résonner le prétoire de sa gouaille toute latine : la CPI n’a encore jugé personne. Seuls trois Congolais (de la RD Congo) sont dans l’attente d’un procès. Le premier, Thomas Lubanga, est accusé de crimes de guerre. Les deux autres, Germain Katanga et Mathieu Ngudjolo, de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité. Le trio est incarcéré dans le pénitencier de Scheveningen, dans la banlieue de La Haye, en compagnie des détenus du Tribunal pénal international pour l’ex-Yougoslavie (TPIY) et de l’ancien dictateur libérien Charles Taylor, actuellement jugé par le Tribunal spécial pour la Sierra Leone (TSSL). Premier détenu de la CPI (depuis mars 2006), Lubanga devait initialement être jugé en 2007. Puis en mars 2008. Finalement, il ne comparaîtra pas à la barre avant le mois de juin prochain.
Pourquoi de tels retards ? D’abord, parce que, contrairement aux autres juridictions internationales – TPIY et Tribunal pénal international pour le Rwanda (TPIR) notamment -, dont les procès se résument à un face-à-face entre défense et accusation, la CPI a choisi de faire entendre la voix des victimes (qui, pour autant, ne peuvent se constituer partie civile) par l’intermédiaire de représentants légaux. Une innovation qui traduit une volonté de réparation précise, directe et individualisée, mais qui complique les procédures. Ensuite, parce que la délocalisation de la justice allonge, elle aussi, considérablement les délais. Par ailleurs, l’audition de témoins oblige à assurer la protection de ces derniers, et celle de leurs familles, dans leur pays d’origine, opération pour le moins ?délicate. Enfin, l’importance accordée aux victimes, pour ne pas dire leur sacralisation, suscite de vives critiques de la part de la défense, qui crie volontiers à l’iniquité. Tout cela explique les ajournements du procès Lubanga. Pourtant, la CPI a cruellement besoin de ce baptême du feu. Pour l’instant, elle ressemble davantage à une utopie plus ou moins avortée qu’à cette « arme de dissuasion » mondiale dont rêve son procureur.
Un Don Quichotte plutôt qu’un Zorro, qui se heurte constamment au mur de la politique. Un exemple ? Saisi par Yoweri Museveni, le président ougandais, Moreno-Ocampo a, en juillet 2005, lancé des mandats d’arrêt internationaux contre Joseph Kony, chef de l’Armée de résistance du seigneur (qui multiplie les exactions dans le nord de l’Ouganda) et quatre de ses acolytes. Tous sont accusés de crimes de guerre et de crimes contre l’humanité, mais aucun n’a été arrêté (deux d’entre eux seraient décédés). Le double jeu de Museveni est manifeste. Pour favoriser la réconciliation, il s’est engagé, en février, à ce que les suspects soient traduits devant une juridiction nationale, et non devant la CPI. Autrement dit : la justice internationale lui a servi de moyen de pression. Ou de monnaie d’échange.

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Qui a peur de la CPI ?
Malgré son budget de 97 millions d’euros (2008) et ses 679 employés, la CPI est un épouvantail qui ne fait peur à personne. Ni la Chine, ni les États-Unis, ni la Russie ne sont signataires du statut de Rome. Impossible, dans ces conditions, de faire comparaître devant elle les auteurs de crimes commis au Tibet, en Irak ou en Tchétchénie. « Les États-Unis font tout pour limiter le champ d’action de la Cour, estime Patrick Baudouin, avocat et président d’honneur de la Fédération internationale des droits de l’homme (FIDH). Ils ne veulent à aucun prix que leurs militaires soient jugés par d’autres qu’eux-mêmes. » Une position que ne partage évidemment pas Luis Moreno-Ocampo. « Nous sommes en train de vivre une transition vers un état de droit mondial, espère-t-il. Mais il faudra au moins deux siècles pour y parvenir. »
Dans l’immédiat, même s’ils se montrent allergiques à toute idée de reconnaissance de la CPI, les Américains n’hésitent pas à recourir à ses services quand tel leur paraît être leur intérêt. Ils ont ainsi donné leur aval au Conseil de sécurité pour qu’il la saisisse au sujet de la situation au Darfour, un enjeu stratégique dans la lutte contre le terrorisme. Résultat : en mai 2007, le bureau du procureur a lancé des mandats d’arrêt pour crimes de guerre et contre l’humanité visant deux responsables soudanais : l’ancien ministre de l’Intérieur Ahmad Mohamed Harun, aujourd’hui secrétaire d’État aux Affaires humanitaires, et Ali Mohamed al-Abd al-Rahman, chef de l’une de ces milices djandjawids qui sèment la terreur au Darfour.
Au fil des années, le paquebot blanc de La Haye prend de plus en plus des allures de palais de justice délocalisé, où ne seraient traités que des dossiers africains. Tous ceux dont la Cour est actuellement saisie concernent en tout cas des pays subsahariens : RD Congo, Ouganda, Soudan et Centrafrique.
À Bangui, une enquête a été ouverte en mai 2007 sur plus de cinq cents affaires de viols qu’on soupçonne avoir été commis pendant la répression consécutive à la tentative de coup d’État du général François Bozizé, en octobre 2002. Aucun suspect n’a encore été officiellement désigné, mais le président centrafricain de l’époque, Ange-Félix Patassé, et son allié congolais Jean-Pierre Bemba sont dans le collimateur.
Bref, le chemin vers l’universalité est encore long. Mais Moreno-Ocampo ne se laisse pas désarçonner par les critiques selon lesquelles la CPI ne serait, sous des apparences humanistes, qu’un énième avatar de la mainmise des pays du Nord sur ceux du Sud. « Ce sont les États qui nous saisissent », se défend-il, dans un sourire. Et puis, lui-même n’est-il pas originaire d’un pays du Sud, l’Argentine, de même que son adjointe, la Gambienne Fatou Bensouda ? « Cette Cour, c’est le début d’une nouvelle ère », répète-t-il. Dans le vent glacial de ce printemps batave, un petit groupe d’étudiants en visite au siège de la CPI ne demandent qu’à le croireÂ

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