Le français a-t-il encore un avenir ?

Si la langue de Molière reste ancrée dans le patrimoine, elle semble avoir perdu son caractère populaire.

Publié le 28 avril 2008 Lecture : 6 minutes.

Le constat peut sembler paradoxal. La Tunisie, dont le système d’enseignement est encore partiellement bilingue, n’a jamais produit autant de diplômés. De quelques centaines aux lendemains de l’indépendance, les étudiants sont maintenant près de 400 000. Pourtant, l’usage de la langue française, jadis extrêmement répandue, régresse. « Les jeunes ne savent plus parler français, se désole Rachid. Au mieux, ils le bafouillent. Je m’arrache les cheveux quand je dois recruter un technicien ou un diplômé du supérieur, issu d’une école de gestion. » Directeur d’une maison de commerce, ce sexagénaire qui a étudié et travaillé en France avant de rentrer en Tunisie à la fin des années 1970, pour créer son entreprise et « apporter sa pierre au développement du pays », parle français à la maison. Et pas seulement parce qu’il est marié à une Française. « Les gens de ma génération se sont approprié le français, car il ne se réduisait pas à la langue de l’ancien colonisateur. C’était aussi la langue de la promotion sociale, celle qui a permis à des gens issus de familles modestes de réussir. Et une langue d’ouverture, porteuse de valeurs modernes et libérales. »
Comme le Maroc, la Tunisie s’est arabisée par petites touches à partir de 1956 mais la question linguistique n’y a jamais revêtu la même charge idéologique qu’en Algérie. Les deux langues, le français et l’arabe, ont longtemps cohabité dans l’administration, la justice et l’enseignement. Les années 1990 marquent un tournant. La rupture se déroule en deux temps et touche d’abord l’enseignement. Pour donner plus de place à la langue maternelle dans la pédagogie, les cours de mathématiques, de physique, de sciences naturelles et la technologie, qui étaient dispensés en français dès la classe de sixième, se déroulent désormais en arabe jusqu’à la fin du collège, avant de basculer brutalement en français au lycée. « Avec le recul, on s’aperçoit que cette réforme voulue par Mohamed Charfi [ministre de l’Éducation de 1989 à 1994] a produit des résultats assez mitigés, explique Fethi, un universitaire qui a suivi de près son élaboration. Aujourd’hui, mes collègues de la faculté des sciences se plaignent de devoir enseigner à des Âanalphabètes bilinguesÂ. Mais nous étions confrontés à un terrible dilemme : moins d’un cinquième d’une classe d’âge parvenait à obtenir le baccalauréat. Nous voulions donner au plus grand nombre la possibilité d’avoir accès aux études supérieures. Or nous avions vu que beaucoup d’élèves décrochaient à cause du français, qu’ils ne maîtrisaient pas assez bien. Augmenter le taux de réussite dans le secondaire supposait donc de sacrifier partiellement l’enseignement dans cette langue, et réduire le niveau de nos exigences. »
L’arabisation repart de plus belle en octobre 1999, de façon beaucoup plus inattendue, et se traduit par des exigences kafkaïennes. Il est ainsi imposé aux établissements commerciaux et aux boutiques d’accorder deux fois plus de place aux caractères arabes qu’aux caractères latins sur leurs enseignes et leurs publicités. Le gouvernement ordonne à l’administration de bannir l’utilisation des « langues étrangères » dans les correspondances adressées à un citoyen tunisien, et aux différents établissements étatiques de communiquer entre eux exclusivement en langue arabe. But avoué de l’opération : limiter l’usage du français de manière à réhabiliter l’arabe, « vecteur essentiel de l’identité nationale ». Beaucoup d’analystes n’ont cependant pu s’empêcher de mettre en relation cette brutale poussée de fièvre identitaire avec la publication à Paris, par des journalistes français, d’un « brûlot antitunisien »Â
Aujourd’hui, le recul de l’usage du français et la dépréciation de son statut sont incontestables. Et Zine el-Abdine Ben Ali est sans doute moins viscéralement attaché que son prédécesseur à l’idée de francophonie*. Mais l’essentiel n’est pas là. Dès son accession au pouvoir, le 7 novembre 1987, le président tunisien s’est employé, à travers toute une série de mesures symboliques, à réhabiliter le référent arabo-islamique dans l’espace public. Pour couper l’herbe sous le pied des islamistes, outrés par les audaces modernisatrices et laïcisantes de Habib Bourguiba. Et pour épouser les évolutions d’une société tunisienne en voie d’orientalisation accélérée.
« Les jeunes générations ne baignent plus dans la langue française, observe Kamel, 35 ans, cadre dans une grande banque. À la fin des années 1980, quand nous voulions regarder la télévision, nous avions le choix entre Antenne 2 et la RAI [la première chaîne italienne, diffusée par voie terrestre depuis une vingtaine d’années, NDLR]. Du coup, tout le monde parlait français et italien, et connaissait par coeur les blagues des Inconnus. Aujourd’hui, avec la profusion des bouquets numériques arabes, l’arrivée fracassante de Rotana, MBC ou LBC, les Tunisiens se sont massivement détournés des chaînes françaises. Dans certaines villes, comme à Sfax, elles ont pratiquement disparu des écrans. » Les études mensuelles publiées par le cabinet Sigma Conseil témoignent de l’inexorable érosion de l’audience des TF1, M6 et France 2. Et la France n’est plus nécessairement le creuset de l’élite académique tunisienne. Bien sûr, les Tunisiens sont encore nombreux à partir étudier en France. Mais quand ils partent, ils partent plus tard et moins longtemps. « Le choix de l’expatriation n’est plus forcément la stratégie gagnante quand on veut faire une carrière universitaire, explique Achraf, thésard en physique dans un laboratoire de recherche à Orsay. Dans toute une série de filières, en médecine, en droit, en sciences humaines, à compétences égales, les jurys auront tendance à accorder une prime aux produits de l’université tunisienne. »
Même si certaines évolutions étaient sans doute inéluctables, la France peut difficilement s’exonérer d’une part de responsabilité. Car le déclin de la langue et son corollaire, l’orientalisation, peuvent s’analyser comme la conséquence d’un syndrome d’enfermement. Comme la rançon amère de la fermeture des frontières. « Charles Pasqua a fait beaucoup de mal à la cause de la francophonie en instaurant le visa de circulation en 1986, poursuit Rachid. Jusqu’à cette date, les Tunisiens de la classe moyenne inférieure pouvaient voyager, passer quelques semaines dans l’Hexagone, chez des parents ou des amis. Ils partaient en famille, avec femme et enfants. Ce contact direct avec la France était souvent synonyme d’émerveillement. Aujourd’hui, c’est fini : cette fenêtre sur le monde s’est refermée ! Décrocher un visa pour l’Europe tient du parcours du combattant. Paradoxalement, les possibilités de voyager se sont restreintes à mesure que le niveau de vie de la population tunisienne s’est élevé. Alors les gens vont faire leur shopping à Istanbul ou à Dubaï, partent en vacances en Égypte, et vont en pèlerinage en Arabie saoudite. »
Évidemment, la langue française n’a pas disparu et ne disparaîtra probablement jamais de Tunisie : elle fait partie du patrimoine et du paysage. Elle est encore largement répandue dans les milieux d’affaires, l’univers médical, le monde des arts et de la culture et l’intelligentsia. Et les lycées de la Mission n’ont jamais reçu autant d’élèves, tunisiens dans leur écrasante majorité (voir p. 81). Mais ils n’ont jamais été aussi chers. Le français s’est embourgeoisé. Il tend, de plus en plus, à être l’apanage d’un milieu social aisé. Schématiquement : celui des quartiers chics de la capitale et de la banlieue nord. De « butin de guerre », pour reprendre la formule popularisée par l’écrivain algérien Kateb Yacine, le français est en train de se transformer en attribut de classe. On parlera français pour faire distingué et se distinguer. Pour marquer sa différence aussi, avec ces nouveaux riches, ces arrivistes sans savoir-vivre qui tiennent aujourd’hui le haut du pavé. Pas de doute, le français a – définitivement ? – perdu son caractère populaire.

* Le président tunisien Habib Bourguiba est considéré comme l’un des trois « pères fondateurs » de la francophonie, les deux autres étant ses homologues sénégalais et nigérien Léopold Sédar Senghor et Diori Hamani.

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