Le choc alimentaire

L’envolée des cours des matières premières et la hausse des prix affectent particulièrement les africains, qui, du nord au sud, manifestent leur colère. Contrairement aux idées reçues, Les responsabilités ne sont pas toutes à chercher du côté des spéculat

Publié le 28 avril 2008 Lecture : 6 minutes.

« Avec 1 500 F CFA par jour, je ne peux plus nourrir ma famille », se lamente une ménagère de Bamako. « Gbagbo ! Marché est cher », crie sa sÂur d’Abidjan. « On a faim », clame une troisième à Bobo Dioulasso. Car les prix des produits de première nécessité sont devenus fous : l’indice des prix alimentaires mondiaux calculé par l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO) a bondi de 36 % en moyenne en 2007 et l’inflation semble s’accélérer encore avec un prix du riz multiplié par quatre et celui de l’huile de palme progressant de moitié en quelques mois dans certaines régions d’Afrique. Selon la FAO, la facture des importations céréalières des pays d’Afrique les plus pauvres devrait augmenter de 74 % en 2008.
On comprend pourquoi la colère gronde dans la rue, du Caire à Dakar, tout comme à Haïti ou en Indonésie. Et pourquoi Louis Michel, le commissaire européen au Développement et à l’Aide humanitaire, qualifie de « tsunami humanitaire et économique » cette montée planétaire des prix agricoles, donc alimentaires : lorsque ces prix augmentent de 1 %, les dépenses alimentaires des plus pauvres reculent de 0,75 %.
Mal nourris ou dénutris, les enfants sont vulnérables à la maladie, leurs parents sont plus faibles pour les travaux des champs, l’espérance de vie est moins longue. La Banque mondiale a calculé que la poursuite de cette descente aux enfers risquait d’annuler les sept dernières années de vigoureuse croissance africaine. À qui la faute ?
La première cause de cette spirale est l’augmentation de la demande. On oublie souvent que la population mondiale s’accroît chaque année de 28,5 millions de bouches à nourrir ; à elle seule, l’Afrique verra le nombre de ses habitants passer de 800 millions, cette année, à 1,8 milliard en 2050.
La demande subit parallèlement d’importantes modifications. En s’enrichissant, les habitants des pays émergents se mettent à table deux fois par jour au lieu d’une. Comme l’ont fait avant eux les pays industrialisés, ils délaissent les nourritures ancestrales et se tournent vers des aliments plus sophistiqués. C’est ainsi que la quantité annuelle de viande consommée par chaque Chinois a bondi de 20 kg à 50 kg en une génération. Or, pour produire de la viande, il faut plus de céréales, plus de légumineuses et plus d’eau. L’évolution est comparable pour le lait ou le chocolat.
Deuxième cause inflationniste : les aléas climatiques. Il est évident que le réchauffement climatique augmente le nombre des phénomènes extrêmes. L’Australie a connu, en 2006, une sécheresse sans précédent, qui a divisé par deux sa production et donné le signal du triplement du prix du blé. D’autres grands pays comme l’Ukraine et le Mozambique ont été frappés par des inondations qui ont amputé leurs récoltes.

Des erreurs qui coûtent cher
Mais l’homme est aussi responsable d’une offre agricole peu dynamique. Depuis cinquante ans, gouvernements, institutions internationales ou citadins ont tourné le dos à l’agriculture, considérée comme une activité moins glorieuse que l’exploitation des matières premières ou l’industrie et, surtout, fatigante et ingrate. 75 % des populations pauvres vivent dans des zones rurales, mais 4 % seulement de l’aide publique vont à l’agriculture dans les pays en développement. Sans parler de la mode qui a fait miser sur les cultures d’exportation censées enrichir leurs producteurs, tels l’arachide au Sénégal, le coton au Burkina Faso, le soja en Argentine et le café robusta au Vietnam. Les terres, les bras, les engrais, l’eau ont déserté les cultures vivrières proches des consommateurs, qui se sont tournés vers une alimentation importée. Il n’est donc pas étonnant qu’en un quart de siècle les prix des produits agricoles aient chuté de moitié, contribuant à l’exode rural.
On surestime les effets des agrocarburants dans l’explosion des prix alimentaires. Certes, 100 millions de tonnes de céréales sont utilisées chaque année pour fabriquer de l’éthanol, alcool qui peut entrer pour 90 % dans le carburant automobile, ce qui a contribué à faire fluctuer le boisseau de maïs à la hausse, parallèlement au cours du baril de pétrole. Le phénomène a été comparable pour l’huile de palme convertie en diesel. En Afrique, la transformation de l’huile de coton – encore à ses débuts – n’a pas eu cet effet pervers.
Enfin, il y a la spéculation. Celle-ci ne crée pas la pénurie par elle-même, mais elle la détecte et cherche à anticiper ses conséquences en jouant la hausse. Ce sont des milliards de dollars qui n’ont plus confiance dans la Bourse ou l’immobilier et vont se placer ainsi sur les marchés des produits alimentaires de base. Le riz est un bon exemple du calcul des investisseurs. Son marché est petit, puisque 7 % seulement de la production mondiale sont échangés, le reste étant consommé dans les pays producteurs. Les investisseurs ont vu que la demande croissait de 1 % par an, alors que la production progressait de 0,5 %. Constatant par ailleurs que les rizières reculaient sous la poussée de l’urbanisation, ils en ont conclu que la pénurie était certaine ; ils ont acheté du riz à terme et contribué ainsi à une hausse phénoménale depuis novembre 2007.
C’est donc le branle-bas de combat au sein des gouvernements pour calmer les protestations des citadins pauvres, principales victimes de l’inflation des prix alimentaires, puisque coupés des champs et dépendants des produits importés par des bateaux naviguant avec un pétrole de plus en plus cher.
Pour faire baisser les prix, tous les moyens sont bons : réduction des droits de douane à l’importation, suspension des taxes sur la vente de produits de première nécessité, constitution de stocks stratégiques pour les pays importateurs ; interdiction d’exporter, taxes à l’exportation de produits agricoles pour les pays exportateurs. Toutes ces mesures sont dangereuses parce qu’elles ne s’attaquent qu’aux effets de la crise, mettent à mal les budgets publics et compliquent l’approvisionnement des pays les plus démunis.

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Faire d’un mal un bien ?
Il est pourtant possible de changer ce mal en bien et de construire une politique agricole à plus long terme grâce à la hausse des prix agricoles. Car la Banque mondiale, qui a méconnu l’importance de l’agriculture pendant au moins vingt ans, reconnaît aujourd’hui que celle-ci est quatre fois plus efficace pour faire reculer la pauvreté que les autres activités.
Au moins 60 % de la population africaine vit dans les zones rurales. La hausse des cours des grandes céréales poussera à une augmentation du prix des céréales locales et/ou de substitution. Autrement dit, le renchéris­sement du blé dopera le cours du mil et redonnera un nouvel intérêt à l’igname. L’agriculture vivrière locale s’en trouvera réhabilitée par rapport aux produits alimentaires importés devenus hors de prix. C’est l’ensemble de la filière agricole qui pourrait profiter de revenus supplémentaires avec l’heureuse conséquence de ralentir la fuite vers les villes, où les denrées seront devenues trop chères.
Cela suppose de tordre le cou au mythe de « l’autosuffisance alimentaire » dont se gargarisent certains. Interrogé par Le Monde (12 juin 2002) sur l’efficacité du concept En finir avec la faim, le Prix Nobel d’économie indien Amartya Sen répondait de façon brutale : « C’est une façon particulièrement obtuse d’aborder la question de la sécurité alimentaire. » Et il ajoutait : « Si les pays africains sont en mesure de produire des revenus importants – par exemple en diversifiant leur production, y compris par l’industrialisation – ils se libéreront de la faim, même en ne produisant pas toute la nourriture nécessaire à la consommation du pays. Ce qui est important, c’est de s’assurer que les individus peuvent acheter leur nourriture. Peu importe où celle-ci est produite. »
On voit s’esquisser les solutions forcément de longue haleine que requiert une telle analyse. Robert Zoellick, président de la Banque mondiale, en a indiqué quelques-unes dans le « New Deal » agricole qu’il a proposé, le 2 avril, afin de réussir, en Afrique notamment où la productivité agricole est la plus faible du monde, la « révolution verte » qui a si bien profité à l’Asie.
Il faut revoir la chaîne des réformes nécessaires. Elle implique le foncier, les semences, les engrais, l’irrigation, mais aussi la commercialisation, le conditionnement, l’adoption de règles phytosanitaires rigoureuses, le marketing et, surtout, la naissance d’une agro-industrie capable de transformer les produits bruts. Pour réussir cette modernisation et le fort accroissement de productivité nécessaire, il faudra former le paysan aux comportements adaptés que nécessitent un sol fragile et une nature parfois ingrate, de plus en plus capricieuse.
L’enveloppe de prêts que la Banque mondiale consacrera à l’agriculture africaine aura beau passer de 450 millions à 800 millions de dollars, cet effort ne suffira pas. Les pays développés devront enfin tenir leur promesse de doubler leur aide. Enfin, il faudra ne pas retomber dans les errements d’autrefois ni faire de l’agriculture la panacée. Le développement n’est pas durable tant qu’il n’est pas diversifié. C’est-à-dire que l’agriculture ne peut se passer de l’industrie ou du tertiaire pour enclencher le cercle vertueux de la croissance.

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