[Analyse] Affaire Khashoggi : le mauvais scénario saoudien
Les révélations, rumeurs et « fake news » se succèdent dans « l’affaire Khashoggi », du nom de ce journaliste saoudien porté disparu depuis le 4 octobre après avoir franchi le seuil du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul.
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Jihâd Gillon
Responsable du pôle Maghreb/Moyen-Orient à Jeune Afrique
Publié le 17 octobre 2018 Lecture : 3 minutes.
«C’était comme dans Pulp Fiction. » La comparaison est celle d’un responsable turc cité par le New York Times pour décrire le sort réservé au journaliste saoudien Jamal Khashoggi, porté disparu depuis qu’il a franchi le seuil du consulat d’Arabie saoudite à Istanbul, le 4 octobre. Il devait certainement penser à la scène où Vincent Vega – John Travolta – et Jules Winnfield – Samuel Jackson – tuent par erreur un malheureux dans leur voiture et appellent à la rescousse Winston Wolfe – Harvey Keitel.
Ce dernier est chargé de faire disparaître toute trace de l’homicide en un temps record, tâche dont il s’acquitte avec brio et autorité. Si l’on en croit le témoignage du quotidien new-yorkais, c’est donc – à quelques détails près – ce qui se serait passé le 4 octobre à Istanbul.
Incertitudes
« Khashoggi a été tué dans les deux heures suivant son arrivée au consulat par une équipe d’agents saoudiens qui ont démembré son cadavre avec une scie à os apportée dans ce but, précise la même source. L’ordre a été donné par la cour royale saoudienne. »
De son côté, le quotidien Sabah, réputé proche du pouvoir turc, publie la photo et l’identité des membres du commando, qui auraient été diligentés en urgence. À leur arrivée à l’aéroport Atatürk d’Istanbul, quinze agents saoudiens se seraient engouffrés dans un van noir, direction le consulat. Le journal publie là encore des clichés du véhicule à l’entrée du bâtiment officiel. Les médias turcs diffusent également des images des abords du consulat dans les heures qui suivent. Celles-ci révèlent le ballet de voitures du corps diplomatique saoudien, laissant penser à une panique.
Les autorités saoudiennes, notamment par la voix du prince héritier Mohammed Ibn Salman, démentent les accusations à leur encontre et assurent que le journaliste est ressorti libre du consulat. Elles n’auraient rien à voir avec sa disparition.
Le seul élément qui ne fait aucun doute dans cette histoire est l’entrée de Jamal Khashoggi dans le consulat
Problème : les Saoudiens sont incapables d’en fournir le moindre gage, alors même que l’enceinte est filmée par pléthore de caméras de surveillance. Un faux grossier circule même sur les réseaux sociaux où l’on distingue Jamal Khashoggi quittant le consulat. Il s’agit en fait de la photo de son entrée dans le bâtiment officiel, retournée sous Photoshop par un graphiste qui s’est sans doute trouvé habile.
Le leurre n’a convaincu personne. Et Recep Tayyip Erdogan continue de réclamer la preuve que le journaliste est reparti sain et sauf. D’autres sources affirment qu’il a été enlevé, emmené à Dubaï puis à Riyad, où il serait détenu. À l’appui de cette dernière théorie, les conversations de responsables saoudiens évoquant l’enlèvement du journaliste, révélées par le quotidien The Washington Post, employeur de Khashoggi.
Dans cette jungle d’affirmations, et faute de preuves, comment séparer le bon grain de l’ivraie ? Jamal Khashoggi est-il encore à l’intérieur ? Vivant ? Mort ? Tué à dessein ou par erreur ? A-t-il été enlevé ? Impossible à ce stade d’avancer la moindre certitude et il faudra probablement encore quelques semaines pour faire toute la lumière sur l’affaire. Faut-il rappeler que le seul élément qui ne fait aucun doute dans cette histoire est l’entrée de Jamal Khashoggi dans le consulat, même si tout laisse à penser qu’il a été tué ?
Rôle des journalistes
De ce point de vue, l’affaire a tout de même entériné une tendance, lourde depuis quelques années : la prééminence du récit sur le fait. La multitude de confidences explosives et contradictoires faites en off – c’est-à-dire sous le sceau de l’anonymat – interpelle sur les intentions plus ou moins avouables de ces gorges profondes.
Si les journalistes admettent cette pratique, sans laquelle certaines informations ne leur parviendraient jamais, ne se condamnent-ils pas dans ce type d’affaire à se faire les simples relais de récits qu’ils n’ont aucun moyen de vérifier ? N’est-ce pas, même indirectement, donner le beau rôle, celui d’un État soucieux de la sécurité des journalistes étrangers sur son sol, à un pouvoir turc dont les rapports avec la presse sont pour le moins problématiques ?
A contrario, s’en tenir à une stricte prudence et ne parler que de ce qui est certain, n’est-ce pas se montrer complaisant avec l’Arabie saoudite, qui se contente de rejeter les accusations comme un coupable use et abuse de sa présomption d’innocence ?
« À une vérité ténue et plate, je préfère un mensonge exaltant », écrivait au XIXe siècle Alexandre Pouchkine. L’affaire Khashoggi pourrait bien se révéler plus pulpeuse encore que la fiction à laquelle elle est comparée, mais force est de constater que l’époque cultive souvent la même inclination que le poète russe.
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