[Tribune] Le naufrage argentin, un avertissement pour le continent
Pour le continent, la situation de l’Argentine doit résonner comme un signal, explique le spécialiste des marchés financiers Cédric Achille Mbeng Mezui, qui s’inquiète de la multiplication des Eurobonds émis par les États africains.
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Cedric Achille Mbeng Mezui
Expert des systèmes financiers et fonctionnaire international
Publié le 19 octobre 2018 Lecture : 4 minutes.
En juin 2017, l’enthousiasme emporte les marchés financiers, qui célèbrent le « junk century bond » de l’Argentine. C’est-à-dire une obligation en devise étrangère (ici le dollar) d’une maturité de cent ans (expirant en juin 2117), très risquée. Le coupon fixe de cette émission était de 7,125 % avec un rendement d’environ 8 %, pour une levée totale de 2,75 milliards de dollars. Les offres d’acquisition de ces titres avaient atteint environ 10 milliards de dollars. Les investisseurs comptent alors parmi la crème de Wall Street avec Fidelity, BlackRock, Investors PowerShares, Lazard Asset Management, iShares JP Morgan, etc.
À l’époque, le succès de cet eurobond était selon les analystes la preuve de la confiance des investisseurs dans la politique du président Mauricio Macri et surtout dans son programme de réformes favorables à l’économie de marché. Sur la durée totale de l’emprunt, les Argentins devront payer un total de plus de 22 milliards de dollars.
Mais patatras, quelques mois après cette levée de fonds, l’Argentine s’est retrouvée obligée de s’adresser au FMI pour demander environ 30 milliards de dollars afin de faire face aux besoins de son économie. Une fois de plus, le pays a été rattrapé par ses mauvaises habitudes. En deux cents ans, il a fait huit fois défaut sur sa dette, bénéficié de vingt programmes du FMI et connu plusieurs crises de sa monnaie.
Cette année, pour soutenir le peso face à l’envolée de l’inflation, la Banque centrale a relevé ses taux directeurs jusqu’à 60 %. Des mesures drastiques auxquelles n’a pas résisté le gouverneur de l’institution, Luis Caputo, démissionnaire fin septembre après avoir été nommé en juin.
>>> À LIRE – Amérique du Sud : retour de balancier pour le sous-contient qui avait basculé presque tout entier à gauche
Et la situation du pays devrait encore s’aggraver, si l’on considère les tendances de l’économie mondiale. La remontée des taux directeurs américains entamée depuis décembre 2015 – les rendements des titres américains à cinq, dix et trente ans sont déjà autour de 3 % – devrait inciter beaucoup d’investisseurs présents ces dernières années sur les marchés émergents à rapatrier leurs fonds aux États-Unis.
L’appel d’air sera d’autant plus fort que Washington va devoir mobiliser plus de capitaux pour répondre à l’aggravation des déficits publics creusés par les réductions d’impôts offerts aux ménages comme aux entreprises et aux répercussions de la « guerre » commerciale avec la Chine.
Allongement de la maturité
Pour le continent, la situation de l’Argentine doit résonner comme un signal. Depuis 2006, et plus encore depuis 2008, de nombreux États ont choisi de recourir aux obligations pour se financer. Et si les échéances des eurobonds africains étaient de dix ans en moyenne jusqu’en 2016, hors Afrique du Sud, leur maturité ne cesse de s’allonger. Depuis la fin de 2017, on est passés à trente ans pour plusieurs d’entre eux, notamment le Nigeria, l’Égypte, la Côte d’Ivoire, le Sénégal, le Kenya, l’Angola et le Ghana.
Comme pour l’Argentine, cet allongement a été salué par les marchés. Ce serait la preuve de la confiance des investisseurs vis-à-vis des politiques économiques des États africains. Et l’agence Bloomberg a annoncé fin septembre qu’Accra, à l’instar de Buenos Aires, envisage d’émettre des eurobonds pour cent ans, pour 10 milliards de dollars, avant la fin de l’année.
Tous les pays qui ont allongé la maturité de leurs emprunts obligataires ont au regard de l’évaluation des risques de leur solvabilité financière des notes dites speculative grade (à risques élevés) similaires à celle de l’Argentine en 2017.
Trop souvent, la dette nourrit la dette, et les États empruntent pour faire face aux échéances des emprunts précédents, payer les intérêts de la dette en cours etc…
Sans surprise, en analysant la base d’investisseurs de ces eurobonds, on constate une forte participation des investisseurs avertis, comme les gestionnaires d’actifs et les fonds spéculatifs. Ces derniers sont disposés à prendre plus de risques en fonction du niveau de rendement. L’objectif est essentiellement financier. Dans le cas des économies moins risquées, notées investment grade, comme l’Afrique du Sud, la Namibie ou le Maroc, il y a davantage d’investisseurs institutionnels, comme les assurances et les fonds de pension. Ces derniers acceptent des rendements plus faibles, stables et surtout peu risqués.
Si les États africains qui multiplient les émissions obligataires pour se financer ne veulent pas se retrouver dans la situation de l’Argentine, beaucoup devraient davantage surveiller l’évolution de la charge du service de la dette sur les ressources publiques. Que leur reste-t-il lorsqu’ils ont servi la dette ?
Trop souvent, la dette nourrit la dette, et les États empruntent pour faire face aux échéances des emprunts précédents, payer les intérêts de la dette en cours ou assurer le fonctionnement courant, etc. Cela est d’autant plus grave que les taux d’intérêt de ces nouvelles dettes dépassent ceux des emprunts que l’on remplace.
L’enjeu est d’éviter que les eurobonds africains ne deviennent des « eurobombs ». Pour cela, plusieurs recommandations doivent être considérées par les gouvernements. Tout d’abord, il faut consolider la conduite des politiques macroéconomiques et viser l’obtention d’une notation investment grade, qui est le sésame pour mobiliser davantage de ressources à des taux compétitifs.
>>> À LIRE – Se construire à coups d’eurobonds, le pari risqué des pays africains
Il convient également d’adopter une gestion active et rigoureuse de l’endettement. Elle doit répondre aux questions suivantes : quels sont les besoins financiers du gouvernement ? Quelles sont les sources de financement envisagées, domestiques ou externes ? Quels sont les instruments financiers à privilégier ? Quelles sont les devises d’emprunt appropriées ? Quelle devrait être la taille cible de l’émission par rapport aux ressources des États ? Quelle est l’utilisation programmée des ressources et quelle doit être la structure de remboursement ? etc.
L’expertise locale en matière de techniques de financement doit aussi être renforcée. Enfin, il ne faut plus négliger les marchés financiers locaux, mais au contraire favoriser leur approfondissement en élargissant la base d’investisseurs domestiques, notamment grâce aux réformes des caisses de retraite et du marché des assurances.
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