Développement régional en Tunisie : « Le système d’incitation à l’investissement privé a montré ses limites »
Entreprises trop petites, inégalités devant l’impôt, régions délaissées… Selon le professeur d’économie et syndicaliste Sami Aoudi, les problèmes structurels de la Tunisie « se sont amplifiés après la révolution ». Interview.
Les revendications économiques et sociales étaient au cœur de la révolution en Tunisie. Quels sont les principaux défis auxquels le pays est toujours confronté ? Éléments de réponse avec Sami Aouadi, professeur d’économie à l’université Tunis El Manar, directeur du laboratoire de recherche en économie du développement. Il est également membre et conseiller économique du syndicat UGTT.
Jeune Afrique : Quel bilan dressez-vous de la situation économique et sociale en Tunisie ?
Sami Aouadi : L’économie tunisienne est en crise depuis très longtemps. Le pays souffre de problèmes structurels datant d’avant la révolution. Il est dans l’incapacité de donner plus de 4,5% de taux de croissance pour absorber la demande de travail additionnel. Il manque toujours un modèle de développement.
L’abandon des politiques sectorielles et des priorités nationales, comme l’absence de politique industrielle ou agricole, l’absence de vision stratégique, sont aussi problématiques. Le système d’investissement par exemple est caractérisé par la neutralité et l’absence de choix. Autre problème : le faible taux d’investissement, surtout privé, en dépit de toutes les incitations existantes.
Au lieu d’être source de transfert, les entreprises publiques sont source de ponction sur le budget de l’État
On a assisté à la mise en faillite des entreprises publiques. Elles ont été prises d’assaut dans une logique prédatrice de partage du butin, si bien que maintenant, au lieu d’être source de transfert, elles sont source de ponction sur le budget de l’État.
Les problèmes politiques et administratifs ont également un impact sur l’économie. On constate une perte d’autorité de l’État, la détérioration de l’environnement des affaires et l’aggravation de la corruption. Il y a une sorte d’incompétence et de faiblesse dans le pilotage des grands dossiers. Certains problèmes se sont amplifiés après la révolution.
Dans quels secteurs y a-t-il urgence à agir, selon vous ?
Dans ceux qui posent des défis plus importants aujourd’hui. On constate une atonie de l’investissement privé, qui est d’à peine 18% – contre 30% au Maroc – , et un faible taux de réalisation des investissements publics, qui ne dépasse guère les 36%.
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On constate aussi un émiettement du tissu productif privé, alors même que l’économie se privatise. Il est constitué principalement de microentreprises : 95% des sociétés ont moins de 10 salariés, et ne peuvent pas créer d’emplois.
Parallèlement, la Tunisie a un endettement record jamais vu et trois grands déficits : le déficit public qui dépasse les 6% (contre 1% en 2010), le déficit commercial – qui est structurel, mais s’est aggravé à cause d’importations parasitaires non nécessaires – , ainsi que le déficit de la balance des paiements.
Qu’en est-il des défis sociaux ?
On fait face au réveil du chômage : de 13,9% en 2010, il est passé à 18,3% en 2011. Des gens qui désespéraient des bureaux de recrutement y sont en fait retournés. Aujourd’hui, il avoisine les 15,3%, mais son taux peut atteindre plus de 20% dans les régions de l’intérieur, et plus du tiers de diplômés de l’enseignement supérieur.
L’injustice et l’iniquité fiscales continuent. Seuls les salariés prélevés à la source et les grandes entreprises paient des impôts
L’injustice et l’iniquité fiscales continuent. Seuls les salariés dont l’impôt est retenu à la source et les grandes entreprises paient des impôts. La majorité des fonctions libérales et des entreprises privées n’en paient pas, à quelques exceptions près. C’est une catastrophe, car le régime fiscal forfaitaire prévu pour les petits métiers bénéficie actuellement de manière indue à des gens qui gagnent beaucoup d’argent.
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Je citerais encore la pauvreté, qui reste de l’ordre de 15,5 % – 5% pour l’extrême pauvreté. Cette dernière atteint 9% dans les régions de l’intérieur.
La justice économique et sociale faisait partie des principales revendications de la révolution. Les mécanismes de marginalisation des régions de l’intérieur et du Sud sont-ils toujours les mêmes ?
Les investissements publics envers ces régions n’ont jamais été une priorité nationale. Même les grands travaux – comme les grands barrages – dans les régions de l’intérieur sont des projets à caractère national, et non régional.
Le maintien dans un état de délabrement des infrastructures routières, ferroviaires et énergétiques des régions de l’intérieur affaiblit par ailleurs l’attractivité de ces zones pour les investisseurs étrangers, car les coûts de transaction y sont élevés, l’approvisionnement des entreprises est coûteux.
Enfin, le système d’incitation à l’investissement privé a montré ses limites. Le code d’investissement considère ces régions comme prioritaires, c’est vrai, en se contentant d’un peu plus d’exonération fiscale, mais ça n’a rien donné.
Quelles réponses concrètes peuvent-elles être apportées afin d’enrayer le phénomène ?
L’une des priorités est d’améliorer l’accessibilité de ces régions : construire des voies ferrées, des routes, ainsi que des infrastructures énergétiques et de télécommunications. Il faudrait ensuite améliorer le cadre de vie, pour pouvoir y retenir les populations. Il faut retenir et orienter des ressources humaines qualifiées vers les hôpitaux ou les lycées de ces régions, et ne pas se contenter de vacataires. Mais c’est difficile pour un médecin, par exemple, d’y habiter, quand on ne peut pas trouver de jardin d’enfants, de bonnes écoles, ni les soins nécessaires.
L’article 12 de la Constitution institue déjà la discrimination positive envers les régions de l’intérieur
Les politiques de développement de l’éducation et de la santé sont également primordiales. Elles ont un rôle immense pour l’État. Tout ceci relève de décisions publiques. L’article 12 de la Constitution institue pourtant déjà la discrimination positive envers les régions de l’intérieur !
Il faut aussi inciter les habitants à transformer localement les ressources naturelles et agricoles. Et, enfin, organiser le secteur de l’économie sociale et solidaire au profit des petits agriculteurs, des paysans, des femmes, des pêcheurs… Les doter de structures d’appui public pour améliorer l’écoulement de leurs produits, au lieu de les laisser livrés à eux-mêmes.
Selon vous, y a-t-il une stratégie nationale pour répondre à cette marginalisation, et des réformes ont-elles été initiées en conséquence par les gouvernements qui se sont succédé depuis 2011 ?
Ils auraient pu faire mieux, s’ils en avaient eu la volonté. Or, chaque gouvernement qui arrive ne s’occupe que de sa pérennité, de son maintien au pouvoir. Il y a des travaux d’infrastructures programmés, mais jusque-là on ne voit pas beaucoup de changements.
Les nouveaux textes sur les PPP et l’incitation aux investissements n’ont aucun impact sur l’économie réelle
La Tunisie a encore besoin d’une dizaine de réformes. Certaines à caractère économique ont été unifiées. Les textes sont là, comme celui sur le partenariat public-privé, par exemple. Il y a aussi le nouveau code d’incitation aux investissements. Mais ces deux réformes n’ont aucun impact sur l’économie réelle.
Le gouvernement a aussi en mains au moins cinq textes de réformes arrêtées, bien conçues, et sur lesquelles il y a consensus. Elles ont trait à la fiscalité, à la formation professionnelle, la stratégie pour l’assainissement des circuits de distribution (alors que les monopoles privés sont en train de causer une inflation qui dépasse les 8%), au système éducatif et à l’enseignement supérieur et la recherche scientifique. Sur ces cinq points, les acteurs sont d’accord ou presque, et le gouvernement ne fait rien pour les présenter au Parlement.
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