Wade a-t-il tenu parole ?

Le pays attendait beaucoup de la première alternance politique de son histoire, célébrée le 1er avril 2000. L’heure du vrai bilan a sonné, cinq ans après l’arrivée d’un chef de l’État prodigue en promesses.

Publié le 29 mars 2005 Lecture : 8 minutes.

A la différence des précédentes éditions fêtées en grande pompe, le cinquième anniversaire de l’alternance du 19 mars 2000 a été vécu sous le signe de la sobriété. Elle intervient alors que le pays est secoué par un gros scandale de détournement de l’argent du football (voir J.A.I. n° 2305). La corruption, un des fléaux que le nouveau régime s’était engagé à combattre, continue de sévir. Un autre événement masque les cinq ans de l’arrivée d’Abdoulaye Wade à la tête du Sénégal : sa rupture avec la Ligue démocratique/ Mouvement pour le parti du travail (LD/MPT), consommée avec le limogeage, le 9 mars, des ministres issus de la formation d’Abdoulaye Bathily. Intervenu après celui d’Amath Dansokho, de Moustapha Niasse, et de Madior Diouf, ce départ coupe Wade de toutes les forces du Front pour l’alternance (FAL) qui l’a porté au pouvoir, à l’exception d’And-Jëf de Landing Savané.
Le régime va de rapprochements en divorces, de combinaisons d’appareil en renversements d’alliances. Il a passé d’interminables mois à encaisser le choc de l’arrivée non préparée aux affaires, à bouter hors du pouvoir l’Alliance des forces de progrès (AFP, alliée de Wade au second tour de la présidentielle de 2000) de Moustapha Niasse, à gérer la polémique née de la tragédie du Joola (le naufrage le plus meurtrier de toute l’histoire de la navigation maritime qui a coûté la vie à 1 800 personnes le 26 septembre 2002), à subir la « guéguerre » entre le chef de l’État et son ex-homme de confiance et Premier ministre Idrissa Seck, à « déseckiser » après le limogeage de celui-ci…
Quatre Premiers ministres, six gouvernements, plusieurs réajustements ministériels plus tard, le Sénégal semble commencer à bouger. Mais trop lentement aux yeux de nombreux observateurs.
Les premiers changements touchent le secteur routier. Le pays compte 14 000 km de routes, dont 4 000 revêtus. En mars 2000, 60 % du réseau était dégradé. Au rythme de 15 milliards de F CFA par an, plus de la moitié de ce dernier est aujourd’hui réhabilitée. De nouvelles routes (Touba-Khelcom, Thiès-Sinthia, Thiès-Tassett…) ont été construites. D’autres (les axes Linguère-Matam, Fatick-Gossas, Ziguinchor-Cap Skirring…) vont être érigées dans les tout prochains mois.
La capitale, Dakar, va être paralysée jusqu’à la fin de 2006 pour cause de chantier dans le cadre du Programme d’amélioration de la mobilité urbaine (Pamu). Sans doute le plus important projet du septennat de Wade. D’un coût de 87 milliards de F CFA financés principalement par la Banque mondiale et l’Agence française de développement, « le Pamu vise à fluidifier et à sécuriser le trafic routier et ferroviaire à Dakar » (voir encadré ci-dessous). Les engorgements dans la capitale constituent aujourd’hui un casse-tête pour les pouvoirs publics comme pour les populations. Ils découragent nombre d’investisseurs potentiels et causent un manque à gagner évalué à 108 milliards de F CFA par an (perte de temps, effets de la pollution, accidents de la circulation…).
Le Pamu est cumulé avec un Programme spécial du gouvernement (PSG), à volets multiples : élargissement de l’autoroute de Dakar ; construction d’échangeurs et réhabilitation de routes dans la capitale et son agglomération… Coût de ce PSG : 74 milliards de F CFA financés sur fonds publics. Le pays peut bien se le permettre dans la conjoncture économique favorable d’aujourd’hui (voir encadré p. 44) où le Trésor public est liquide, et les banques privées surliquides.
Mutation profonde ? Simple exercice de saupoudrage ? Les autorités du « sopi » affichent une modernité apparente. Dans le secret de leurs cabinets, les ministres consignent leurs actions et projets sur des CD-roms. De la présidence aux directions nationales, les données sont transmises au journaliste de passage par courriel, DVD ou VCD. Créée en 2002, la Direction de l’informatique de l’État (DIE), rattachée à la présidence, a fait passer le parc d’ordinateurs de la haute administration de 3 000 à 9 000 unités. Le Sénégal consolide ses atouts dans les nouvelles technologies de l’information et de la communication (NTIC). Il dispose d’un réseau de communication au-dessus de la moyenne en Afrique, avec sa réputée Société nationale des télécommunications (Sonatel). Des entreprises privées de la place oeuvrant dans le secteur de la nouvelle économie (tels le centre d’appels international PCCI, le spécialiste de télémarketing Call Me…) font référence dans la sous-région et y offrent leurs services.
L’ère Wade a vu l’expansion d’autres outils de communication : les radios. Dans la lancée de la libéralisation des ondes entamée sous l’ère socialiste, d’autres fréquences hertziennes ont été accordées à des privés : Radio Futurs Médias, Manooré FM… Les titres de la presse écrite ont suivi une évolution analogue : de quatre en 2000, les quotidiens sont aujourd’hui passés à une dizaine.
Le jeu politique a gagné en sérénité, grâce notamment à la qualité de l’opposition réunie dans un Cadre permanent de concertation (CPC). S’y retrouvent des personnalités anciennement aux affaires (Moustapha Niasse, Ousmane Tanor Dieng…) peu portées à jouer la rue et la surenchère de l’agitation. À la différence de l’ex-minorité aujourd’hui au pouvoir…
Dans le domaine des libertés, l’État n’a lâché, pour paraphraser Victor Hugo, que ce que les Sénégalais leur ont arraché. Ces derniers ont refusé d’entrer dans le rang, malgré les actes d’intimidation : agression au marteau de l’opposant Talla Sylla en octobre 2003 ; embastillement de Madiambal Diagne, directeur de publication du journal Le Quotidien, en juillet 2004 ; convocations tous azimuts de journalistes par la Direction des investigations criminelles…
Le pouvoir de Wade rechigne en outre à autoriser la création de télévisions privées. Sur la chaîne publique exploitée par la Radiodiffusion télévision sénégalaise (RTS), la place accordée à l’équipe au pouvoir ôte tout espace aux partis d’opposition. Au grand dam du Haut Conseil de l’audiovisuel (HCA, chargé de veiller à la pluralité des opinions dans les médias), tous les espaces de débat contradictoire qui existaient sous Abdou Diouf (En toute liberté, Sans détour…) ont peu à peu disparu de la grille des programmes. Malgré le retour aux manettes des animateurs de telles émissions, écartés aux premières heures de l’alternance.
Les résultats de l’équipe Wade sont tout aussi mitigés dans le domaine de la lutte contre la pauvreté. Ce fléau reste présent, et sa perception très forte dans des centres urbains comme Dakar où de plus en plus de personnes valides sont contraintes à la mendicité.
Abdoulaye Wade, qui, opposant, demandait aux chômeurs présents à ses meetings de lever la main, n’a pas encore réussi à leur donner le travail qu’il leur avait promis. À la porte des consulats occidentaux à Dakar, les files de demandeurs de visas, tentés par l’eldorado européen, sont toujours aussi longues. Wade fait toutefois preuve de volontarisme contre le chômage : lancement en 2003 d’une campagne de recrutement de 5 000 agents par an dans la fonction publique, pendant trois ans ; mise en place le 13 avril 2001 d’un Fonds national de promotion de la jeunesse (FNPJ) qui a financé, en quatre années d’existence, 2 378 projets (pour un montant global de 6,23 milliards de F CFA) et créé 12 408 emplois pour les 18-35 ans.
Pas plus qu’elle ne résorbe le chômage, « la croissance ne se mange pas », martèle le citoyen lambda, qui, à l’image de Goorgoorlou, ce personnage célèbre d’une série de la télévision nationale, se démène dans tous les sens pour trouver la « dépense quotidienne ». « Les fruits de la croissance sont affectés à des domaines sociaux comme l’éducation, la santé et le monde rural », réplique-t-on de source officielle.
Dans le domaine de l’éducation, des progrès ont été salués par l’Unesco et reconnus par les députés de l’opposition au cours de l’examen de la loi de finances 2005. Le secteur absorbe à lui seul 40 % du budget de l’État. Depuis 2000, 8 200 salles de classe au niveau élémentaire, 70 lycées et 20 collèges ont été ouverts à travers tout le pays. Plus d’un millier d’autres établissements vont l’être en 2005. Les 3 000 volontaires recrutés chaque année, préparés dans les écoles de formation des instituteurs (EFI), ont relevé le taux brut de scolarisation de 68,9 % en 1999 à 79,9 % en 2004. Et la parité garçon-fille à l’entrée (51 %, contre 49 %) est à portée de main.
Mais certaines difficultés demeurent, surtout dans le supérieur, comme en témoignent les grèves d’étudiants et d’enseignants à Dakar au cours des premières semaines de 2005. Pour apaiser le monde universitaire, la nouvelle équipe au pouvoir est en train de redessiner la carte académique du pays, avec la transformation de l’École polytechnique de Thiès en université et la création de collèges universitaires régionaux (CUR) à Bambey, Ziguinchor et Diamniadio.
Si les nouveaux dispensaires construits atteindront la centaine à l’échéance 2007 (coût : 9,7 milliards de F CFA, dont 6,7 milliards absorbés par le génie civil et le reste consacré à l’équipement), l’accès à la santé reste difficile et discriminatoire. En dépit de quelques résultats (99 % d’enfants vaccinés contre la poliomyélite en 2004 ; le ver de Guinée éradiqué ; un taux de prévalence du VIH – 1,5 % – jugé très bas au regard des proportions de la pandémie du sida dans la plupart des pays africains), l’incursion du choléra, qui a touché un millier de personnes à Dakar fin 2004 et beaucoup plus à Touba début 2005, rappelle que le pays fait encore face à d’élémentaires problèmes de santé publique. Le Sénégalais qui arrive à l’hôpital doit, pour se faire soigner, payer le coût de la consultation et celui des ordonnances médicales. Un véritable chemin de croix si l’on sait qu’à Dakar déjà, nombre de familles peinent à assurer plus d’un repas par jour.
Sur la scène internationale, Wade a fait le choix d’exister. Sa voix peut intéresser ou agacer, mais elle est audible sur toutes les grandes questions de l’heure : le Nepad, dont il est l’un des concepteurs, la fracture numérique, la crise en Côte d’Ivoire, le Darfour… Après des malentendus avec Paris nés de la sympathie trop affichée du numéro un sénégalais et de son ministre des Affaires étrangères pour Washington, les choses sont rentrées dans l’ordre avec la visite à Dakar du président français Jacques Chirac, du 2 au 4 février.
Le Sénégal marche, à en croire les partisans de Wade, fait du surplace, à entendre ses détracteurs. Une seule certitude : le chef de l’État n’a plus que deux ans pour convaincre les Sénégalais de le réélire en 2007.

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