Une terre et dix peuples

En attendant l’hypothétique création d’un État palestinien, la communauté arabe apparaît de plus en plus divisée. Et la communauté juive ne l’est pas moins ! Un véritable chaos politique et humain.

Publié le 29 mars 2005 Lecture : 8 minutes.

Avant même la création de l’État d’Israël, le philosophe autrichien Martin Buber, mort à Jérusalem en 1965, avait résumé ainsi la gageure du sionisme : Israël, c’est « une terre et deux peuples ». Plus d’un demi-siècle plus tard, il semble que les combattants soient enfin prêts à des concessions mutuelles sur le chemin de la paix. Mais l’enjeu du partage, écrasé par les chenilles des blindés et piétiné sans doute par trop de bottes, a éclaté. Il ne s’agit plus seulement d’une terre, mais d’un pays en mille morceaux. Et les « deux peuples » de Buber ont fait des petits, jusqu’à se disloquer en une multitude de groupes qui se côtoient en s’ignorant, quand ils ne s’affrontent pas. Si les attentats et les violences connaissent heureusement, depuis quelques mois, une baisse significative, on reste perplexe devant le chaos politique et humain qui se révèle alors que la fumée des explosions se dissipe.
D’abord, la carte. Bien que la région soit encore loin d’être stabilisée, une conflagration générale du type de celles qui ont jalonné son histoire n’est probablement plus à l’ordre du jour. Le retour à Tel-Aviv des ambassadeurs d’Égypte et de Jordanie paraît de bon augure, à l’heure où le sommet de la Ligue arabe à Alger réactive l’offre – certes écartée, pour l’heure, par le principal intéressé – d’une paix globale à l’État hébreu. Après le retrait israélien du Sud-Liban en 2000, le litige territorial sur les fermes de Shebaa, totalement dénué d’intérêt économique, militaire ou stratégique, ne présente plus guère qu’un caractère résiduel et devrait être réglé à court terme. Enfin, l’annexion par Israël, depuis plus de vingt ans, de la partie syrienne du plateau du Golan semble moins constituer maintenant un casus belli que faire l’objet de négociations à venir avec Damas.
On imagine mal « l’ami américain », tout à sa difficultueuse recomposition du Moyen-Orient, autorisant son partenaire local à lancer Tsahal dans de dangereuses aventures. Et, à moins d’une conflagration mondiale, il n’est plus envisageable que la mégapole surgie des sables qui s’étale sur des kilomètres à la sortie d’un aéroport Ben-Gourion flambant neuf, avec ses tours de bureaux, ses échangeurs autoroutiers, sa « Silicon Valley », ses centrales nucléaires, ses universités et ses casernes, ses chaînes d’hôtels sur la corniche, ses quartiers résidentiels plantés de palmiers, ses golden boys, ses filles effrontées, ses vieux artisans et ses joggers, soit poussée dans la mer par ceux qui s’étaient jadis targués de l’y rejeter.
C’est donc à l’intérieur même de ce pays composite, désormais sécurisé sur ses frontières internationales, que se loge la quadrature du cercle. Israël est gros de deux États qui s’imbriquent et se chevauchent. Pour en dessiner les contours, il faut s’y retrouver dans un puzzle à rendre fous géomètres, sociologues et politiques. Sans parler de ses habitants.
La fameuse « continuité territoriale » sans laquelle il serait vain de prétendre mettre au monde un État viable a été torturée par des décennies de violations et de conflits. La Ligne verte séparant Israël de la Cisjordanie occupée, dont les méandres tiennent aux aléas de la situation militaire sur le terrain au moment du cessez-le-feu de 1967, ignore déjà manifestement les contraintes de la géographie physique. Mais ce dessin se double d’un autre trait, soulignant celui-là les taches des « implantations » juives qui constellent le territoire occupé. Le mur actuellement érigé par les Israéliens juxtapose son propre tracé à l’embrouillamini qu’il est censé trancher pour faire en sorte que les uns et les autres soient cantonnés du « bon côté » de la barrière. D’où ces contestations, ces procès et ces actes parfois désespérés pour libérer les Palestiniens des entraves qui les empêchent d’étudier, de travailler, de se soigner. Ce sont non pas une, mais cent frontières qui mutilent, au nom de la sécurité, un territoire que le gouvernement israélien, dans ses discours, déclare pourtant vouloir ramener à la normalité démocratique. Des heures de trajet y sont nécessaires pour livrer le pain, rendre visite à des parents, atteindre l’hôpital, l’école ou le bureau de vote, sans parler de ce défi insensé auquel les Palestiniens ont trop souvent dû prendre l’habitude de renoncer : aller tout simplement faire un tour.
Il n’est pas besoin de s’avancer bien loin pour s’en faire une première idée : à cinq minutes en voiture du centre de Jérusalem, entre la ville israélienne et le quartier d’Abou Dis (en zone A, sous contrôle palestinien), la route vient se briser sur une paroi de plaques de béton couvertes de graffitis rédigés dans toutes les langues, juste après les pompes à essence d’une station-service à l’agonie. Il faut faire un détour de plus de 15 km pour accéder à l’autre côté, une petite place bordée de maisons. Mais ici, l’absurdité s’ajoute à l’arbitraire de l’humiliation : à l’endroit où le mur s’interrompt, un grillage prend le relais. Entre le mur et le grillage, un muret, surmonté par… un trou. C’est ainsi qu’on assiste, du matin au soir, à une véritable noria de femmes, de vieillards et d’enfants portés, poussés, aidés par des jeunes gens, qui s’échinent à escalader l’obstacle pour rentrer chez eux ou venir prendre, côté israélien, un des taxis présents en nombre au sortir du passage…
Ailleurs, avec ou sans mur, c’est bien sûr l’évacuation des colonies et le transfert annoncé de cinq villes (il est déjà plus ou moins effectif à Jéricho et à Tulkarem) à l’Autorité palestinienne qui fait l’actualité de ce printemps. L’occasion pour l’étranger de découvrir le redoutable réseau des check-points qui segmentent tous les itinéraires de circulation à l’intérieur de la Cisjordanie. Pour peu que des colons aient eu l’idée d’édifier quelques maisons de parpaings sur une colline de cailloux et que l’armée, mise devant le fait accompli, ait été contrainte de prendre en charge leur sécurité, la moindre course au-delà des limites de leur village oblige les Palestiniens des environs à des heures d’attente inquiète. Sur les lieux du contrôle, tout peut arriver : le refus brutal du passage d’un taxi ou d’une ambulance, la « bavure » ou la poignée de main d’un réserviste reconnaissant un visage familier. Le jour même où les barrages étaient levés à l’entrée de Jéricho, j’ai vécu, au téléphone, kilomètre par kilomètre, l’interminable parcours d’un journaliste palestinien venu en voiture de Ramallah pour me rencontrer. Quand nous avons fini par nous retrouver, l’attente m’avait épuisé. Pour lui, les choses s’étaient « exceptionnellement bien passées »…
Comment, dans ces conditions, s’étonner que le commerce s’étiole et que tant de jeunes gens, devenus malgré eux des assistés, n’aient jamais connu d’autre quartier que celui où ils traînent, tirant, faute de mieux, des plans sur la comète et rêvant de sacrifier leur vie à une cause qui les arrache à leur marasme ? La Palestine, qui constituera peut-être le nouvel État de demain, est devenue un archipel d’îlots séparés les uns des autres par des rouleaux de barbelés. Un enseignant de Bethléem l’exprime d’une phrase : « Je ne connais plus ceux d’Hébron ou de Ramallah : il n’y a plus une, mais des Palestines. »
Au-delà de l’évacuation, à Gaza, des extrémistes juifs du Goush Katif (au mois de juillet, en principe) ; au-delà des expulsions d’implantations dispersées qu’on regroupe dès maintenant dans de nouveaux « blocs » peu conformes à la « Feuille de route » mais plus faciles à protéger ; au-delà des probables échanges de terrains et autres « rectifications de frontières » dans lesquelles la loi du plus fort ne manquera pas de jouer, les leaders élus de l’Autorité palestinienne sont donc confrontés au défi majeur de la réunification de leur peuple. Le cloisonnement topographique a aggravé les clivages politiques et religieux en conférant, ici ou là, aux courants dominants de véritables fiefs : tel village ou tel quartier est « Hamas » ou « Djihad » ou « OLP » ou encore « collabo » (comme Dahanya, au sud de la bande de Gaza, promis à une destruction prochaine), sans que, faute de contacts extérieurs, ses habitants aient ne fût-ce que la possibilité de percevoir une réalité différente. C’est un exploit, pour un intellectuel palestinien, même doté de la nationalité israélienne, que de vaincre sa peur et tenter d’accéder à un cinéma ou à une bibliothèque de Tel-Aviv ou de Jérusalem-Ouest. L’étroitesse d’esprit des uns se nourrit ainsi de l’oppression des autres.
Paradoxalement, les Israéliens, maîtres, en apparence, d’une situation qu’ils ont pour le moins contribué à créer, présentent des symptômes comparables à ceux de leurs victimes. En témoigne cette plaisanterie entendue à Jérusalem :
« Qu’est-ce que l’homme de la rue pense des derniers événements ?
– L’homme de quelle rue ? »
À l’abri de ses canons, de ses no man’s lands et de ses clôtures, la population israélienne, unie à l’origine dans une commune aspiration au refuge et à la Terre promise, s’est elle aussi disloquée. Les partis qui se déchirent à la Knesset (on qualifie de « rebelles », au sens militaire du terme, les dissidents du Likoud qui viennent de tourner le dos à Sharon) ne sont que le fade reflet des tensions intracommunautaires au sein de la population juive.
C’est sans doute le projet du « Grand Israël » qui a déchiré le tissu social, par la radicalisation de ses différentes composantes. Il suffit de flâner dans un supermarché de la chaîne russe Tiv Taam pour toucher du doigt les conséquences d’une politique d’immigration menée à marches forcées, au mépris des règles traditionnelles permettant d’intégrer les nouveaux arrivants dans un ensemble linguistique, éthique et culturel cohérent. Ici, on est à Moscou, comme, ailleurs, à Addis-Abeba, où des actes de racisme à l’encontre des Falashas, souvent commis par des Marocains qui en avaient eux-mêmes été naguère victimes, sont régulièrement dénoncés.
Mais il va de soi que la fracture principale, celle que le gouvernement de Sharon ne parvient pas à réduire et qui s’aggrave au point de menacer jusqu’à la vie du Premier ministre, affecte désormais les fondements mêmes de l’État d’Israël : elle sépare les extrémistes religieux des laïcs. Les premiers sont sortis de leur quartier orthodoxe de Mea Shearim, à Jérusalem, où ils s’étaient confinés. Sous la bannière du Shas et des petits partis religieux, mettant à profit le désarroi de milliers de colons qui se sont sentis trahis par leurs soutiens d’hier (en 2003, Sharon n’avait-il pas déclaré, juste avant d’en décider l’évacuation, que « le sort de Netzarim, à Gaza, est lié à celui de Tel-Aviv » ?), les « Noirs » israéliens prétendent désormais contrôler le jeu politique sans se contenter des avantages, financiers notamment, qui leur étaient jusqu’ici concédés. Une démarche presque symétrique de celle du Hamas, chez les Palestiniens… Consternés, les laïcs du Shinuï (centre), ce qui reste de la gauche et, tout simplement, les hommes et les femmes désireux de vivre en paix sans être instrumentalisés par des « fous de Dieu » fanatiques se raidissent à leur tour, au point de remettre en cause le dogme de leur commune présence.
On se doute de leur inquiétude, sur le boulevard périphérique (ayalon) à la sortie de Tel-Aviv, quand ils se retrouvent bloqués aux heures de pointe par des barrières de pneus enflammés derrière lesquelles des « allumés » hostiles aux évacuations prennent des airs de membres du Ku Klux Klan ! Baroud « d’honneur » ou dernier avertissement avant l’implosion ?

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