Où va le monde arabe ?
Le XVIIe Sommet de la Ligue des États arabes (22-23 mars) a, une fois de plus, étalé au grand jour l’inefficacité de l’organisation et ses dissensions internes. Seul point positif : le réchauffement des relations algéro-marocaines.
Le XVIIe Sommet de la Ligue des États arabes a commencé dans une ambiance chahutée. Initialement prévue pour 11 heures ce 22 mars, la cérémonie d’ouverture a débuté avec deux bonnes heures de retard. À cause des arrivées tardives de certains participants, dont l’Égyptien Hosni Moubarak et le Tunisien Zine el-Abidine Ben Ali. 13 heures. Les chefs d’État et de délégation prennent place dans la grande salle du Palais des Nations, au Club des Pins, à une trentaine de kilomètres du centre-ville. Ben Ali doit passer le témoin de la présidence de la Ligue à Abdelaziz Bouteflika. Il s’avance vers la tribune pour prononcer le discours d’ouverture. Des cris résonnent à l’extérieur. Puis une nuée de reporters submergent le cordon de sécurité et enfoncent la porte. Le brouhaha est indescriptible. Dans une joyeuse pagaille, la centaine de chasseurs d’images mitraillent tout ce qui se présente. Ben Ali poursuit la lecture de son discours, impassible. Finalement, les reporters se retirent et le calme revient. Avant de conclure, le chef de l’État tunisien demande aux délégués d’observer une minute de silence en mémoire du Palestinien Yasser Arafat, de l’Émirati Cheikh Zayed Al Nahyane et et du Libanais Rafic Hariri, tous trois récemment disparus. Les autres intervenants ne manqueront pas de leur rendre hommage également en citant, en premier, le président des Émirats arabes unis.
Après Amr Moussa, le secrétaire général de la Ligue, Abdelaziz Bouteflika monte à la tribune. Il dresse un tableau sans complaisance de l’état du monde arabe, puis dénonce « le déchaînement hostile de certains milieux occidentaux, qui prennent prétexte des menées terroristes de groupes fanatiques pour déconsidérer l’islam et attiser un conflit de civilisations ». « Nous devons faire face aux détracteurs de l’islam, tout en évitant d’entrer dans une logique de confrontation. » Le président algérien évoque ensuite les réformes urgentes, et se tresse au passage quelques lauriers, en soulignant que son pays n’a pas attendu les pressions internationales pour les mettre en oeuvre. Il invite les participants à marquer leur solidarité avec les Palestiniens, épingle « la frénésie meurtrière des autorités israéliennes et leur refus permanent de se plier aux exigences d’une paix globale, juste et durable, que le monde arabe appelle de ses voeux ». Avant de réitérer l’offre de paix faite en 2002 au sommet de Beyrouth, qualifiée d’option stratégique. L’auditoire est conquis. Le tribun maghrébin s’est permis de dire tout haut ce que beaucoup de ses homologues du Machrek et du Golfe pensent sans oser l’exprimer, pour ne pas déplaire aux États-Unis. Il termine en rappelant le lourd tribut payé par l’Algérie au terrorisme. La tragédie de la décennie noire « ne trouve pas seulement son origine dans la mal-vie des Algériens. […] Elle a également puisé sa source dans d’autres crises et d’autres drames, en Afghanistan, au Moyen-Orient et ailleurs. » Une manière de dire que les Algériens, qui n’ont pas la mémoire courte, savent parfaitement ce qu’ils doivent aux apprentis sorciers talibans et wahhabites…
Le président du gouvernement espagnol, le socialiste José Luis Rodriguez Zapatero, invité d’honneur de la conférence, prend à son tour la parole. Il a à coeur de jeter les bases d’une « alliance » entre les civilisations arabe et européenne. Les accents de Zapatero sont sincères. Il parle de la dette de l’Espagne à l’égard du monde arabe, évoque la splendeur passée de l’Andalousie et réfute les amalgames entre islam, violence et terrorisme. L’Algérie et le Maroc ont été au côté de son pays aux cérémonies du premier anniversaire des attentats de Madrid, le 11 mars dernier. Sans prendre de gants, il s’adresse au président Bachar al-Assad, qui ne cille pas, pour lui dire que la Syrie doit se retirer du Liban. Il enjoint aux Arabes de prendre des risques pour la paix. Il dit que l’Espagne est prête à aider Marocains et Algériens à s’entendre. Mais, surtout, il invite les Arabes, dans leur ensemble, à rebondir sur son initiative et à se mobiliser pour le dialogue des civilisations, qui vise, sans le nommer, Bush et les néoconservateurs de Washington.
Pendant ce temps, Kadhafi, le « Guide » libyen, s’ennuie. Il n’a pas attendu la fin de l’allocution de son ami Ben Ali pour griller sa première cigarette. Puis il fait venir un plateau de boissons : thé, café, et gazouz (sodas), au grand amusement de ses voisins (voir encadré p. 18). Le roi du Maroc, lui, multiplie les apartés avec son chef de cabinet, Rochdi Chraïbi, et avec son ministre des Affaires étrangères, Mohamed Benaïssa. Que se passe-t-il ? Rien, sinon que le roi réagissait aux demandes de rencontre formulées par certains dirigeants du Golfe. Dès la fin de son discours, Zapatero s’éclipse ; il est attendu à Bruxelles pour un sommet européen. C’est le signal du départ. Il est presque 15 heures, Kadhafi quitte la salle, suivi par le roi du Maroc, Ben Ali et quelques autres. La salle se vide, et Alpha Oumar Konaré, le président de la Commission de l’Union africaine, qui arbore son nouveau look (il s’est rasé la moustache), prend la parole devant une assistance clairsemée. Un responsable marocain expliquera le départ de M6 : « Les travaux avaient pris du retard, et les principales interventions étaient passées, alors le souverain en a profité pour aller se reposer, non sans avoir eu, auparavant, un tête-à-tête avec le président Ben Ali. » Notre interlocuteur ajoute : « Je spécule, mais le fait que Konaré, président de l’UA, dont le Maroc n’est pas membre, parce qu’il refuse de siéger avec des représentants de la RASD [la République arabe sahraouie démocratique, NDLR], prenne la parole n’a pas dû inciter Sa Majesté à rester… »
À la tribune, les orateurs se succèdent. Bouteflika voulait démarrer en fanfare sa présidence arabe en invitant un maximum de dignitaires étrangers : pari gagné. Les ministres brésilien, indien et français des Affaires étrangères ont fait le déplacement. Kofi Annan est là. Jamais sommet arabe n’avait connu pareille affluence étrangère. Finalement, il n’y a que… les Arabes à l’avoir boudé. Neuf des vingt-deux chefs d’État n’ont pas répondu à l’appel. Les absents habituels, l’Omanais Qabous ou le Koweïtien Cheikh Jaber. Mais aussi, et surtout, Abdallah II de Jordanie (voir encadré ci-dessous), vexé que son initiative de paix (plus exactement sa refonte de l’initiative de Beyrouth) ait été rejetée par ses pairs, et le prince héritier Abdallah d’Arabie saoudite, qui n’a sans doute pas supporté l’idée de croiser du regard Kadhafi, qu’il accuse d’avoir voulu le tuer…
Il ne se passera plus rien de la journée. Le dîner a lieu au Sheraton du Club des Pins. Bouteflika et Mohammed VI, assis côte à côte se sont parlé tout le temps. Ce n’est pas encore le grand amour, mais il y a plus qu’un dégel. Les deux hommes prennent rendez-vous pour le jeudi 24 à midi, pour une rencontre officielle, publique et filmée par les caméras de télévision. C’est l’événement, enfin ! Le train de la réconciliation semble se mettre en branle. Le roi, qui n’était jamais venu en Algérie depuis son intronisation en 1999, a fait plus que le service minimum diplomatique. Il est resté un jour de plus que prévu. Il a parlé de l’Algérie comme de sa « deuxième patrie ». Mieux : la veille du sommet, au volant de sa voiture, incognito et escorté seulement par une voiture de la présidence, il s’est offert une balade nocturne d’une heure dans les rues de la capitale. Comment mieux montrer à ses hôtes que la page du terrorisme est définitivement tournée ? La démarche est allée droit au coeur des Algériens. Bien qu’ils n’en aient pas fait état officiellement, ils ont apprécié ce geste inattendu. Les signes d’une volonté mutuelle de normalisation sont là. Cela suffira-t-il à relancer l’Union du Maghreb arabe, en sommeil depuis des lustres ? Les deux voisins pourront-ils avancer en laissant de côté la question qui fâche, le Sahara occidental ? On peut rêver…
Que retenir d’autre, sinon, de ce sommet d’Alger, qui s’est donc achevé ce 23 mars ? Pas grand-chose, hormis la réactivation du plan de paix saoudien de Beyrouth. L’initiative jordanienne, construite autour d’une normalisation sans préalable des relations avec Israël, a été enterrée. L’offre de paix a été néanmoins réitérée par le sommet. Les Israéliens n’y ont donné aucune suite et préfèrent sans doute jouer sur les dissensions au sein de la Ligue. Car quel crédit peut-on accorder à la résolution finale, adoptée par consensus, du sommet arabe ? Quelle valeur donner à la « position arabe commune » quand on sait que près de la moitié des membres de l’organisation mijotent, dans leur coin, leur petite cuisine avec Israël ? Les Tunisiens et les Marocains, en invitant Ariel Sharon et Shimon Pérès ; les Égyptiens et les Jordaniens, en envoyant ambassadeurs et ministres des Affaires étrangères à Tel-Aviv ; la Mauritanie, en maintenant ses relations diplomatiques avec l’État hébreu. Interrogé à ce propos, Abdelaziz Belkhadem, le chef de la diplomatie algérienne, a botté en touche : « La normalisation ou les contacts avec Israël relèvent de la décision souveraine des États. Leurs initiatives n’engagent pas la Ligue arabe et ne constituent pas un acte collectif. »
Les apparences sont sauves. Comme elles le sont sur l’affaire syro-libanaise, un problème « strictement bilatéral, et qui n’a donc pas à figurer à l’ordre du jour d’un sommet arabe ». Une autre victime collatérale : le débat sur les fameuses réformes, complètement éclipsé par les remous provoqués par l’initiative jordanienne. Et la réforme de la Ligue elle-même, dont la structure et les règles de fonctionnement, vieilles de soixante ans, sont manifestement inadaptées. « Il existe depuis l’origine un débat sur la nature de la Ligue, Ligue des États ou Ligue des peuples arabes, explique Noureddine Hached, secrétaire général adjoint de l’organisation, et fervent partisan d’un changement. La nouvelle génération croit toujours en l’idée arabe. Nous avons l’obligation de répondre à cette attente. » Comment ?
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