L’équation Einstein

On fête en 2005 le centenaire de la publication des quatre articles qui firent d’un inconnu de 25 ans le plus grand physicien du XXe siècle. Peter Galison a dépoussiéré quelques mythes qui obscurcissent sa biographie.

Publié le 29 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

L’homme du siècle, tout simplement. Devant Roosevelt, Churchill ou Gandhi, devant les hommes d’État, les penseurs ou les poètes : Time n’a pas eu à chercher longtemps, le nom d’Albert Einstein s’est rapidement imposé quand il fallut choisir le « contemporain capital » des cent dernières années du deuxième millénaire. Après tout, le XXe siècle de la physique n’a-t-il pas commencé en 1905, l’année miracle où un jeune inconnu de 25 ans publia coup sur coup quatre articles qui allaient bouleverser notre conception du monde ? Quatre articles, aux titres presque anodins, sur l’effet photoélectrique, sur le mouvement brownien et sur l’électrodynamique des corps en mouvement… La physique des quanta, la relativité, l’équivalence masse/énergie : tout était là, publié coup sur coup dans la prestigieuse revue Annalen der Physik. Mais il y avait plus, bien plus : en révolutionnant la physique, Einstein donnait aussi à l’homme la possibilité de se rendre maître de l’atome. La centrale nucléaire ou la bombe atomique, l’énergie abondante ou la « destruction mutuellement assurée », la paix ou la guerre : tout était dans E = mc2. Einstein obtint le prix Nobel (pour son élucidation de l’effet photoélectrique, curieusement, et non pas pour la théorie de la relativité). Il fit la carrière qu’on sait et devint la pin-up de la science, comme Marilyn fut celle du glamour. Réputation entièrement méritée d’ailleurs, car l’homme fut un authentique génie. Mais ce n’est pas une raison pour laisser les mythes obscurcir sa biographie. De ce point de vue, le livre de Peter Galison vient à point pour mieux resituer cette fameuse année où Einstein entra en scène.

Le mythe du pur esprit
Einstein était un génie qui, seul dans son bureau, eut l’intuition des grandes lois qui gouvernent l’univers. En 1905, il publia le résultat de ses cogitations à l’usage de ses pairs. Comme cette théorie était incompréhensible pour le commun des mortels, on essaya de la vulgariser avec des histoires de trains roulant à grande vitesse et des horloges embarquées sur lesdits trains : amusettes un peu condescendantes à l’usage de l’honnête homme perdu dans les calculs cosmologiques… C’est comme ça que vous voyez les choses ? Eh bien, c’est faux. Totalement faux. Einstein s’occupait depuis longtemps d’un problème éminemment pratique, qui était justement celui… de la synchronisation des horloges ! En face de chez lui ou à la gare de Berne, il voyait tous les jours des horloges dont il se demandait comment il fallait s’y prendre pour les accorder entre elles. Par la suite, et jusqu’à très récemment (quand le système GPS que vous utilisez tous les jours fut mis au point), la relativité restera d’abord une technique, pas une métaphysique. Galison résume cela de façon frappante, à la page 259 : « La théorie d’Einstein a, en un sens, toujours été une machine – une machine imaginaire, certes, mais accrochée à l’écheveau bien réel des câbles et impulsions électriques. »
Quel dommage que Borges (ou Kafka…) n’en ait pas fait un délicieux apologue : un jeune homme, « employé de troisième classe », est chargé de synchroniser les horloges de Berne, il s’attelle avec obstination à cette tâche qu’il finit par résoudre en s’appuyant sur les travaux d’un Français génial (Poincaré) et d’un Hollandais non moins brillant (Lorentz). Ce faisant, le jeune homme enterre par inadvertance Newton et Galilée et découvre la structure de l’univers… C’eût été encore plus beau si ledit employé de troisième classe était resté à son bureau toute sa vie et était mort dans l’anonymat et le dénuement, comme un Van Gogh de la science.
En tout cas, l’apport décisif du livre de Galison est de montrer, avec un luxe de détails inouï, comment Einstein était parfaitement ancré dans le réel : c’est de problèmes concrets qu’il s’occupait, même s’il en voyait sans doute le côté métaphysique (qu’est-ce que le temps ? qu’est-ce que la réalité ?). Plus tard, il accentuerait son côté philosophe en citant Hume ou la Logique de J.S. Mill. Mais l’enjeu de l’époque était, de façon très pratique, la maîtrise du temps, du temps concret, celui du télégraphe, des trains, du calcul des longitudes, etc. Le temps, c’est le héros principal du livre de Galison, autant que trois sacrés gaillards nommés Lorentz, Poincaré et Einstein.

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Le mythe du génie solitaire
Si le quatrième article de cette annus mirabilis, intitulé Zur elektrodynamiek bewegter Körper, ne comporte aucune référence à d’autres articles ou d’autres auteurs – ce qui est effectivement unique dans les annales scientifiques -, c’est parce que Einstein n’a eu besoin de personne, qu’il a créé ex nihilo ses théories. À la différence du grand Newton lui-même, Einstein n’aurait pas eu à « se hisser sur l’épaule d’aucun géant » pour voir un peu plus loin. C’est évidemment faux, ne serait-ce que parce que le jeune Bernois d’adoption avait au cours des années précédentes publié dans la même Annalen der Physik une vingtaine de comptes-rendus de lectures ; ce qui montre bien qu’il était parfaitement au courant de ce qui se passait autour de lui.
En fait, Galison montre qu’Einstein avait agi ainsi par… déformation professionnelle ! N’oublions pas qu’il travaillait au service des brevets. Or toute demande de brevet se caractérise précisément par l’absence de référence à d’autres brevets (sinon, où serait l’originalité ?). Galison, en bon chercheur américain, est allé vérifier : sur les quelque cinquante brevets d’horloges électriques suisses déposés autour de 1905, on ne relève pas une seule référence à un autre brevet ou à une publication technique ou scientifique ! Cela explique sans doute l’absence de référence, dans l’article d’Einstein, à Lorentz ou à Poincaré. Cela ne signifie pas qu’Einstein ne se soit pas, un peu, juché sur leurs épaules… Les trois hommes finirent par se rencontrer au fameux congrès Solvay de 1911. « Lorentz est une merveille d’intelligence et de tact », dira Einstein, plus réservé sur Poincaré. Celui-ci, jusque dans sa dernière conférence donnée à Londres en 1912, continuera de se référer au principe de relativité de… Lorentz (et non pas d’Einstein !), mais il concédera que « M. Einstein a déjà pris un rang très honorable parmi les premiers savants de son temps ».
Le jeune Albert avait, à 16 ans, renoncé à la nationalité allemande par dégoût pour « la mentalité moutonnière distillée par l’État prussien », selon ses propres termes. Il était effectivement un esprit original, un rebelle, un franc-tireur. Mais cela n’empêche pas qu’il s’inscrivait dans un mouvement scientifique mené de front par plusieurs savants, dans plusieurs pays.

Le mythe pacifiste
Ce mythe-là n’en est pas un. Nul ne fut moins belliqueux, tout au long de sa vie, que l’enfant d’Ulm devenu résident suisse, puis américain. Mais il n’en reste pas moins que les problèmes auxquels il s’intéressait à Berne étaient au coeur d’une extraordinaire empoignade entre la République française, l’Empire britannique, le Reich allemand et les États-Unis d’Amérique. Une lutte planétaire, mêlant l’économie, la stratégie et les affaires militaires, la finance, l’impérialisme « stade suprême », les rivalités coloniales, l’esprit de revanche et l’esprit de conquête. Le temps, les horloges, la synchronisation, tout cela, pour emprunter le titre d’un livre célèbre, « ça sert d’abord à faire la guerre ». Il était crucial de cartographier avec précision les colonies. Il fallait transmettre rapidement les ordres et les renseignements. Les navires de guerre devaient connaître exactement leur position. Trains, troupes, lignes télégraphiques : l’armée s’intéresse de près à la coordination des horloges. Tout cela ne gênait nullement Poincaré. Il était profondément nationaliste, ce qui ne l’empêcha pas d’avoir une attitude honorable dans l’affaire Dreyfus – il fut même l’un des experts qui établirent l’innocence du capitaine. On peut reprocher aux scientifiques de mettre leur talent au service des états-majors de leur pays. L’apatride Einstein n’eut tout simplement pas à se poser ce problème.
L’année 2005 verra une floraison d’ouvrages consacrés à la commémoration de l’année miraculeuse d’Einstein. Lisez-les tous ! Mais si vous n’avez le temps de n’en lire qu’un seul, que ce soit celui de Galison.

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