Le sucre mauricien retombe sur ses cannes
Malgré la perte de son accès privilégié au marché européen en 2009, le secteur est parvenu à rester viable. Notamment en passant d’une économie de plantation à une industrie de transformation.
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Pas un nuage à l’horizon. Le ciel d’azur se reflète dans l’asphalte noir fraîchement étalé sur la chaussée. Des deux côtés de celle-ci, un mur de végétation ferme le paysage. Les plumeaux scintillent sous le soleil de juillet, la canne est mûre. Dans quelques jours, la récolte va démarrer et une noria de poids lourds martyrisera cette départementale tirée entre la côte et l’autoroute qui monte vers le nord en direction de Port Louis, la capitale de Maurice. Dans les champs, les premières coupeuses mécaniques aux vis sans fin aussi pointues qu’une défense d’éléphant s’activent déjà.
2006 : le séisme ! « Cette année-là, le protocole sucre que l’on croyait éternel à Maurice a commencé à être démantelé par l’Union européenne », soupire Gérard Chasteau de Balyon, directeur de la stratégie chez Omnicane.
À mesure que l’on s’éloigne du chantier, l’odeur de goudron chaud laisse progressivement la place à celle, plus acidulée, de la canne. Et les papilles frétillent quand se profile l’usine sucrière du lieu-dit La Baraque, la dernière encore en activité sur les sept établies dans la partie méridionale de l’île jusqu’en 2006. Avant le séisme.
« Cette année-là, le protocole sucre que l’on croyait éternel à Maurice a commencé à être démantelé par l’Union européenne [UE] », soupire Gérard Chasteau de Balyon, directeur de la stratégie chez Omnicane, le propriétaire des lieux. Après avoir bénéficié pendant trente ans d’un accès préférentiel au marché européen avec prix et quotas garantis, les barons du sucre mauricien doivent brutalement revoir le modèle économique hérité de la colonisation britannique, au début du XIXe siècle.
Seul produit d’exportation de l’île, l’or roux est alors écoulé exclusivement au Royaume-Uni. « À l’état brut uniquement, puisque Londres nous a interdit jusqu’en 1923 de raffiner nous-mêmes notre sucre », rappelle François Audibert, le directeur des opérations d’Omnicane. Puis en direction de l’UE, dans le cadre des conventions et accords qu’elle a passés depuis 1975 avec des pays d’Afrique, des Caraïbes et du Pacifique (ACP).
Sommé dès 2003 par l’Organisation mondiale du commerce (OMC) de se conformer aux règles de la concurrence, Bruxelles met fin au protocole le 30 septembre 2009. « Le lendemain, les revenus de la filière chutaient de 36 % », se souvient Gérard Chasteau de Balyon.
Cristaux blancs
Heureusement, l’industrie sucrière mauricienne n’avait pas attendu d’être placée devant le fait accompli pour s’inventer un nouveau destin. Depuis 2001, avec l’aide du gouvernement, elle a constamment réduit la voilure et s’est surtout engagée sur la voie de la valorisation de sa production.
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À l’heure de l’indépendance, en 1968, le sucre représente un tiers du PIB et 45 % de la valeur des exportations. Il mobilise près de 85 % des terres arables et fournit un emploi à un Mauricien sur trois. Le secteur compte dix-sept usines, qui produisent plus de 575 000 tonnes de sucre roux chaque année.
Quarante-six ans plus tard, l’économie nationale suit presque un régime sans sucre, puisqu’il contribue à moins de 2 % de la richesse nationale. S’il est encore cultivé sur près de 30 % des terres agricoles, « il perd chaque année 1 200 ha », constate François Audibert. Et dans la foulée des fermetures d’usine, ramenées à quatre aujourd’hui par les regroupements successifs d’opérateurs, le nombre d’emplois a fondu comme neige au soleil, passant de 60 000 en 2004 à moins de 20 000 actuellement.
Avec 420 000 t annuelles produites en moyenne, les volumes ont évidemment diminué. Mais dorénavant, Maurice exporte les trois quarts de sa production sous forme de petits cristaux blancs raffinés pour satisfaire les marchés betteraviers du Nord. Une opération rentable : ces derniers mois, chaque tonne rapporte 770 euros, contre 530 euros sous le protocole sucre.
« Avec la fluctuation des cours mondiaux, il est difficile de savoir si le secteur gagne plus d’argent qu’auparavant, mais sans le virage pris il y a vingt ans, nos revenus seraient certainement très inférieurs aujourd’hui », affirme Jean-Noël Humbert, le président du Syndicat des sucres mauriciens (MSS), qui définit les sommes reversées aux producteurs. Et ce d’autant plus que la filière rentabilise sa ressource au maximum, allant jusqu’à réutiliser les résidus de canne pour produire de l’énergie électrique ou du bioéthanol. « Nous sommes passés d’une économie de plantation à une industrie de transformation », résume Jean-Noël Humbert.
Le site de La Baraque illustre cette révolution. Sur 10 ha, Omnicane a bâti en bordure de champ un complexe unique en Afrique, et peut-être au monde. Derrière l’usine d’origine, une raffinerie construite en 2009 exporte chaque année 180 000 t de sucre. Elle est alimentée par une centrale thermique qui recycle plus de 400 000 t de bagasse (fibres de la canne) par an pour produire toute l’électricité nécessaire sur place, tout en revendant ses excédents au réseau national. Et a été inaugurée début juillet une distillerie destinée à transformer en bioéthanol les 45 000 t de mélasse par an produites lors des opérations de raffinage.
Bien décidé à tout recycler, « l’usinier » réutilise jusqu’aux cendres pour en extraire des composants employés dans les ciments, les engrais et même les boissons gazeuses. « Notre objectif est d’atteindre le zéro déchet », assure Rajiv Ramlugon, le responsable environnemental du groupe, qui conduit sous le regard protecteur du dieu Ganesh, posé sur le tableau de bord.
Cluster
L’usine modèle a fortement impressionné le président ghanéen John Dramani Mahama, en visite sur l’île en décembre 2013. Au point que le chef d’État a débloqué, en mai, 40 000 ha de terres vierges dans le nord du Ghana pour qu’Omnicane y reproduise son cluster industriel et relance la culture de canne à sucre, comme il l’a fait au Kenya.
Le groupe, qui a réalisé un chiffre d’affaires de 96 millions d’euros en 2013, a aussi d’importants projets dans son pays. Puisque les surfaces en canne se sont réduites, les responsables d’Omnicane veulent reconvertir 400 ha situés près de l’aéroport international dans l’immobilier commercial et résidentiel. Un Holiday Inn a ouvert en mars et les premières routes quadrillent déjà le sol labouré.
Si les sucriers mauriciens ont su renouveler leur modèle, la réalité est plus cruelle pour les dizaines de milliers d’ouvriers agricoles mis sur le carreau en 2001. Malgré le plan de départ volontaire à la retraite (Voluntary Retirement Scheme, VRS) proposé par le gouvernement et financé à hauteur de 150 millions d’euros par l’UE, beaucoup se retrouvent en difficulté.
Après avoir hésité, Samba Kawlowtee a accepté les deux mois de salaire par année d’ancienneté et les 300 m2 de terre (dans la plaine de Rivière Dragon) proposés. « Ils auraient bien trouvé un moyen de me virer », lâche cette femme de 55 ans. Mais après avoir marié sa fille et acheté un ordinateur à son fils, il lui reste à peine de quoi rembourser sa maison. Son cas est loin d’être isolé. Parmi les 15 000 bénéficiaires du VRS, un sur deux avoue vivre plus difficilement aujourd’hui que lorsqu’il travaillait pour un usinier.
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