Idrissa Ouédraogo : « Le nouveau cinéma africain sera numérique »

Pour le réalisateur burkinabè, il est de plus en plus difficile de monter des projets classiques. La solution : les films vidéo, tournés avec des budgets modestes.

Publié le 29 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

Né en 1954 à Banfora, dans l’ouest du Burkina Faso, Idrissa Ouédraogo s’est imposé depuis longtemps comme l’un des tout meilleurs cinéastes africains. Il a acquis il y a une quinzaine d’années une reconnaissance internationale grâce à Yaaba et Tilaï, respectivement Prix de la critique puis Grand Prix du jury au Festival de Cannes. Mais, depuis quelques années, il est moins présent sur les écrans des salles de cinéma. Une pause forcée qui l’a amené, nous disait-il début mars en marge du Fespaco, à s’interroger sur l’avenir du cinéma africain. Demain, pense-t-il, il sera numérique. Son raisonnement ne fait pas pour l’instant l’unanimité, car les tenants du cinéma « classique », notamment pour des raisons esthétiques, restent sceptiques. Mais, on va le voir, il ne manque pas d’arguments.

Jeune Afrique/l’intelligent : Votre dernier film, terminé en 2003, La Colère des dieux, bien que loué par la majorité de la critique, n’a guère été vu en Afrique et n’est pas sorti en Europe. Le cinéma africain ne plaît plus ?
Idrissa Ouédraogo : Déjà mon film précédent, Kini et Adams, pourtant sélectionné à Cannes en compétition, avait connu des difficultés pour sortir. J’en suis donc maintenant persuadé : il faut repenser les conditions d’existence du cinéma africain. Et d’abord en considérant que son principal marché doit être le marché national. Par exemple, pour moi, il faut d’abord m’intéresser au Burkina, puis au niveau régional, ensuite au niveau africain et, enfin, si c’est possible, au marché mondial. Et non pas le contraire, comme tout y poussait jusqu’à récemment. On a d’ailleurs de plus en plus de mal à financer les projets classiques avec le système d’aide européen ancien. Les fonds sont répartis sur énormément de films, et les projets ambitieux ont de plus en plus de mal à se monter. J’avais d’ailleurs dû tourner pour cette raison La Colère des dieux en à peine quatre semaines. Ces aides, qui devraient augmenter notre liberté, nous apportent surtout des contraintes.

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J.A.I. : Pourquoi faudrait-il se replier sur les marchés nationaux ?
I.O. : Il est très difficile de conquérir les marchés des autres aujourd’hui si on ne commence pas avec son propre marché. Il faut être réaliste. Les cinéastes indépendants de tous horizons sont désormais confrontés à cette question. J’en parlais récemment avec Danny Glover et on se disait : le cinéma hollywoodien, c’est un avion supersonique ; l’européen, une automobile ; l’africain, une bicyclette. Et le cinéma indépendant américain lui-même n’est qu’une mobylette. Mais ce n’est pas une raison pour abandonner. Simplement, il faut se tourner vers un cinéma plus proche des gens. On a franchi trop vite toutes les étapes dans le passé. Il faut reconstruire en partant de la base, en se disant que le cinéma peut exister à travers diverses formes de production et de réalisation, en adoptant d’autres supports, moins onéreux.

J.A.I. : Vous pensez, bien sûr, au numérique ?
I.O. : Il faut en tout cas, en particulier grâce à la vidéo numérique, recréer un cinéma correspondant à la réalité du continent. Ce n’est pas possible avec des films qu’on met des années à réaliser, à tel point que le public nous a oubliés entre deux sorties. Sans compter qu’avec de tels délais, et à force de faire et refaire les scénarios pour plaire aux financiers, les réalisateurs perdent leur spontanéité. Il faut donc repartir du marché et tout repenser : la distribution, la production, les nouvelles techniques de réalisation. Grâce aux possibilités du numérique.

J.A.I. : Concrètement, que faites-vous vous-même ?
I.O. : J’ai commencé par le début, sur le terrain, en reprenant avec l’appui des autorités burkinabè des salles pour les réhabiliter. L’association qu’on a créée pour l’occasion s’occupe déjà de cinq salles, dont trois – deux à Ouagadougou, la dernière à Ouahigouya – sont désormais équipées de projecteurs numériques.
Par ailleurs, on encourage la production de films vidéo, d’autant que l’expérience prouve qu’ils trouvent facilement leur public alors qu’ils peuvent être tournés avec des budgets modestes. Ainsi, le plus grand succès du cinéma au Burkina ces derniers mois, c’est Sofia, une comédie sur un sujet de société, tournée en Afrique, par des Africains, avec des sponsors nationaux : on a enregistré 40 000 entrées ! Le réalisateur, le journaliste Boubacar Diallo, celui qui a fondé l’hebdomadaire satirique Le Journal du jeudi, avait fait peu avant ses premières armes avec un polar, Traque à Ouaga, bien reçu par les spectateurs. Il n’a pas la prétention d’être un grand cinéaste, mais c’est avec des gens comme lui qu’on fera apparaître un nouveau cinéma, qui permettra au public de s’identifier aux acteurs, d’adhérer aux histoires qu’on raconte. J’ai d’ailleurs produit un autre film, lui aussi en numérique, Sous la clarté de la lune, d’Appoline Traoré. Il a été présenté en compétition au Fespaco, après avoir déjà eu un certain succès en salle dans le pays. Bien que ce long-métrage ait été tourné en douze jours, c’est vraiment du cinéma.
L’objectif est de réussir à tourner une dizaine de films comme cela par an, grâce à un véritable programme, pour lequel on espère un soutien du ministère de la Culture. Et de distribuer ces films aussi bien dans les salles qu’à la télévision et en VCD [DVD bas de gamme]. Il y a un grand appétit d’images en Afrique, à condition d’aller vers le local. Si, de surcroît, on touche avec nos films le marché international, cela doit être considéré comme un bonus.

J.A.I. : Mais auriez-vous pu tourner vos chefs-d’oeuvre, comme Tilaï ou Yaaba, en vidéo ? Ne risque-t-on pas une régression au niveau artistique ?
I.O. : Il faut faire avec la bicyclette qu’on a. De toute façon, le numérique, partout, progresse très vite. Je vais tourner moi-même mon prochain film, Le Triomphe de l’amour, ces prochaines semaines, en numérique. Et je n’aurai de comptes à rendre à personne. Évidemment, Tilaï aurait été différent en numérique, mais peut-être aussi bien. Il y a des choses qu’on ne peut pas faire, comme certains effets spéciaux. C’est grave pour le grand cinéma-spectacle, pas pour nous. Plus de 90 % des films actuels pourraient se tourner en numérique.

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J.A.I. : De quoi redevenir optimiste quant à l’avenir du cinéma africain ?
I.O. : Je suis en effet beaucoup plus optimiste aujourd’hui. Le cinéma va être moins élitiste. De nouvelles images, de nouveaux acteurs vont arriver. Et le public sera là.

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