Fabius l’insubmersible

On croyait le numéro deux du PS définitivement marginalisé. Le rejet croissant de la Constitution européenne dans les sondages le remet, contre toute attente, en selle. Cap sur la présidentielle de 2007 ?

Publié le 29 mars 2005 Lecture : 6 minutes.

Sans doute sourit-il intérieurement. Il sait depuis longtemps que l’art de la politique ne s’exerce jamais aisément et qu’en ce domaine la surprise est une compagne familière, mais quand même… Oui, Laurent Fabius, qu’on jugeait il y a quelques semaines réduit à jouer les seconds rôles, presque balayé de la scène, doit afficher ces temps-ci un certain sourire. Pourquoi ?
Pour le comprendre, il faut revenir plusieurs mois en arrière. Le 1er décembre 2004. le résultat du référendum interne qui vient d’avoir lieu au Parti socialiste est rendu public. Les dirigeants socialistes ont en effet jugé bon de consulter leurs militants pour connaître leur opinion sur la prochaine Constitution européenne… La consultation est d’autant plus nécessaire que le mouvement est divisé. Une majorité est favorable à cette constitution, qui doit être approuvée par les Français à la fin du mois de mai. Conduite par François Hollande, le premier secrétaire, elle regroupe la plupart des dirigeants de premier plan, les Martine Aubry, Pierre Mauroy, Bertrand Delanoë, Jack Lang, Dominique Strauss-Kahn et Élisabeth Guigou. Bref, tous ceux que l’on appelle les « éléphants » du PS. Les autres, ceux qui ont choisi de dire « non » au prochain traité européen, sont moins connus. Les noms d’Henri Emmanuelli, l’ancien président de l’Assemblée nationale, ou du sénateur Jean-Luc Mélenchon ne disent pas toujours grand-chose à l’opinion française.
Sauf qu’un homme, Laurent Fabius, a décidé de s’associer à ce « front du refus ». Et lui, personne ne peut l’ignorer. Il a connu tous les honneurs et occupé les fonctions les plus prestigieuses : chef du gouvernement, ministre, président de l’Assemblée nationale, député (depuis de longues années)… À 58 ans, il est le numéro deux du PS et cache à peine son ambition d’être candidat à l’élection présidentielle de 2007. Avec la ferme intention d’être élu. D’une certaine manière, il estime que c’est son tour et que l’occasion risque de ne pas se représenter.
Il y a chez lui un curieux mélange de certitudes et de doutes. Côté certitudes, le sentiment d’être le meilleur, le plus apte à porter les couleurs socialistes, domine : ses rivaux, à ses yeux, ne font pas le poids et ne possèdent pas un cursus comparable au sien. Les doutes concernent principalement la relation qu’il entretient avec les Français. De fait, ceux-ci ne l’aiment guère. Il stagne à un niveau médiocre dans les sondages de popularité, et l’opinion continue de lui reprocher son rôle dans l’affaire du sang contaminé (1988). Alors, parfois, Fabius s’interroge sur ce désamour permanent qui l’atteint davantage qu’il ne veut bien l’avouer. Il en conclut que s’il doit avoir un destin, il lui faudra forcer le sort et accepter des passages à vide à partir desquels, chaque fois, il lui faudra rebondir.
Car les Français lui adressent d’autres reproches. Ils le trouvent précautionneux à l’excès, incapable de trancher et de se mouiller, trop soucieux de modernisme, trop tenté par une ligne social-libérale qui le fait presque apparaître à la droite des socialistes. Fabius sait tout cela. Il n’ignore pas non plus que, pour provoquer la ferveur des militants, il convient de sembler le plus déterminé des socialistes. « Le parti se gagne à gauche » disait François Mitterrand, son mentor.
Son « non » à la Constitution est donc un mélange de sincérité et de calcul. Il croit profondément que l’Europe est en train de basculer dans une logique purement libérale et que la future Constitution représente l’élément fondateur de cette évolution. Il estime encore qu’une ligne d’opposition frontale est le seul moyen de battre un Jacques Chirac de plus en plus centro-radical ou un Sarkozy qui, quoi qu’il prétende, représentera la droite la plus libérale qui soit. Pourtant, l’opportunisme n’est pas absent de sa démarche. Car son « non » est aussi une bonne occasion de changer son image, d’en finir une fois pour toutes avec sa réputation de socialiste scientifique, méthodique, et d’apparaître enfin de gauche, seul moyen d’être désigné le moment venu comme le candidat des socialistes.
Il n’empêche. Le résultat du référendum interne au Parti socialiste (58 % de oui) est pour lui une sacrée défaite. Quoi qu’il ait pu dire par la suite, il ne s’attendait pas à un échec d’une telle ampleur. Comme à son habitude quand il reçoit des coups, il a caché son amertume, s’est cramponné à sa place de numéro deux du PS et a choisi de « laisser du temps au temps », sachant fort bien que rien n’est définitif en politique et que de nouvelles occasions finissent toujours par apparaître. Face à un François Hollande triomphant à qui certains prédisaient déjà un destin national, il s’est gardé de toute provocation, préférant lécher ses blessures dans la solitude et faire le dos rond, faute de mieux. Par nécessité ou par intuition que la défaite ne signifiait pas la fin de l’aventure ?
Quoi qu’il en soit, le paysage politique a aujourd’hui changé du tout au tout. Il a suffi pour cela de deux sondages traduisant la montée du « non » chez les Français. Désormais, à en croire ces enquêtes, l’opinion rejetterait le projet de Constitution européenne, pourtant approuvé par Chirac, le gouvernement, la majorité de droite et le Parti socialiste. Autrement dit, la quasi-totalité de la classe politique. Du coup, la panique s’est emparée des états-majors. Un « non » français créerait en effet un énorme problème au sein de l’Union européenne… Si la crise est générale, c’est néanmoins chez les socialistes qu’elle est le plus sensible. Parce qu’elle y est ouverte, officielle, profonde. « Il y a longtemps que l’atmosphère n’avait été aussi délétère, commente un militant. Les résultats de notre référendum sont oubliés. Les couteaux sont sortis et l’on voit resurgir des rivalités qu’on croyait oubliées. »
D’autant que, toujours selon les sondages, les électeurs socialistes sont résolus dans leur majorité à voter « non ». Ce qui met évidemment François Hollande dans une position délicate. Nombre de ses initiatives sont sévèrement jugées par certains de ses camarades. Beaucoup, par exemple, se sont moqués d’une couverture de Paris Match où il posait en compagnie de Sarkozy, fâcheuse initiative qui, à leurs yeux, ne fait que renforcer l’idée d’une connivence entre les socialistes et la majorité. Tout comme le « oui » commun à Chirac et à Hollande trouble le jeu classique de la gauche et de la droite, qui est de s’opposer frontalement, camp contre camp. Daniel Vaillant, le plus fidèle soutien de Lionel Jospin, a d’ailleurs tenu à faire savoir que l’ancien Premier ministre ne saurait « être soupçonné d’avoir une faiblesse pour Chirac. Ni une faiblesse personnelle ni une faiblesse esthétique ni une faiblesse tactique. » Ce qui revient à dire, sans le dire mais tout en le disant, qu’Hollande, lui, pourrait ne pas être épargné par ce soupçon.
Le plus surprenant est que les opposants s’affranchissent allègrement de la ligne du parti, pourtant fixée par les résultats du référendum interne. Mélenchon a pu participer à des meetings prônant le « non » et Emmanuelli lancer, dans le même but, des « collectifs socialistes » : ils ne se sont attiré qu’un simple rappel à l’ordre, mais pas de sanction et encore moins d’exclusion. D’où l’accusation de manque d’autorité proférée à nouveau à l’encontre de François Hollande. D’où, aussi, une grogne et un désarroi perceptibles dans cette formation toujours divisée. D’où, enfin, la persistance des ambitions des uns et des autres dans la perspective de l’élection de 2007.
C’est dire que rien ne sera clarifié avant le résultat du référendum du mois de mai. Et que tout reste mouvant. Y compris le retour en grâce de Fabius depuis que le « non » est donné vainqueur. Car l’ancien Premier ministre a aujourd’hui retrouvé une certaine faveur au sein du PS. Lui, pourtant, demeure prudent. Il sait que toute situation est par définition provisoire et que l’important sera la désignation du candidat socialiste. En attendant, il jouit du bonheur d’exister. Et il observe l’agitation des uns et des autres avec un sourire amusé, teinté de satisfaction.

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