Bourguiba tient sa revanche

L’ex-président tunisien a longtemps été fustigé par les théologiens pour son action modernisatrice. Cinq ans après sa mort, le 5 avril 2000, il apparaît comme un grand réformateur de l’islam.

Publié le 29 mars 2005 Lecture : 5 minutes.

Depuis les attentats du 11 Septembre, les questions relatives à la modernisation de l’islam et à la réforme des sociétés musulmanes sont au centre du débat international. Ce débat n’est cependant pas nouveau. Ses prémices remontent à la nahdha (« renaissance islamique »), au milieu du XIXe siècle, et il a été porté par plusieurs générations d’intellectuels et d’hommes politiques, de l’Égyptien Jamel-Eddine al-Afghani au Tunisien Khaïreddine Pacha, du Syrien Rachid Ridha au Pakistanais Mohamed Iqbal et du Turc Kemal Atatürk au Tunisien Habib Bourguiba.
Le premier président de la Tunisie indépendante a longtemps été considéré par les théologiens traditionalistes et les leaders islamistes comme un intellectuel libéral et scientiste, hostile à la religion en général et à l’islam en particulier. En 1974, le cheikh Abdelaziz Ben Baz, président de l’université islamique de Médine et futur mufti d’Arabie saoudite, l’a accusé publiquement d’athéisme et d’apostasie, allant jusqu’à demander au gouvernement de son pays de rompre ses relations diplomatiques avec la Tunisie.
Durant son long règne (1956-1987), l’ex-président tunisien, instruit de l’expérience de l’Occident, a oeuvré pour une cohabitation intelligente – à défaut d’une séparation totale – entre religion et État. Mais il n’a jamais été partisan d’une occidentalisation à outrance de la société musulmane, comme l’ont prétendu ses adversaires, qui aimaient d’ailleurs le comparer à Kemal Atatürk. « Bourguiba n’a jamais rejeté l’islam, ni appelé une seule fois à rompre avec lui. Il a seulement voulu en donner une vision différente », explique Lotfi Hajji dans son essai Bourguiba et l’islam, leadership et imamat, publié en arabe à Tunis. Contrairement à Atatürk, Bourguiba ne pensait pas que l’islam était responsable de la décadence des musulmans. Mais il établissait une ligne de démarcation nette entre le texte coranique et les interprétations qu’en font les musulmans.
Bourguiba admirait certes son aîné turc, dont il louait le patriotisme et la vision d’une Turquie moderne. Mais il ne se privait pas de le critiquer. Il lui reprochait notamment son rejet du passé islamique de la Turquie, sa conception raciale de la nation turque et l’imposition de la culture turque aux minorités du pays, sans parler de la séparation brutale qu’il a opérée entre la Turquie et son espace géopolitique naturel, à savoir le monde arabo-musulman. Ces reproches, Bourguiba n’a pas hésité à les exprimer dans un discours prononcé à Ankara, à l’occasion d’une visite officielle en Turquie, le 25 mars 1965, provoquant une crise diplomatique entre les deux pays.
En fait, explique Lotfi Hajji, Bourguiba n’était en rien comparable à Atatürk. Se présentant lui-même comme un leader musulman, il n’était ni athée ni scientiste et encore moins laïc. N’a-t-il pas veillé en personne à ce que soit inscrit dans la Constitution tunisienne que l’islam est la religion de l’État ? Cela ne l’a pas empêché d’oeuvrer pour une réforme globale de l’islam. Situant son action dans la lignée des grands leaders de son pays depuis Jughurtha jusqu’à Khaïreddine Pacha, il n’a jamais cessé de revendiquer le legs des imams réformistes. Dès son accession à la tête du pays, en 1956, il a fait en sorte d’empêcher l’islam traditionaliste de dominer la société tunisienne. En appelant les musulmans à avancer sur la voie de la réforme et du progrès, il a couru le risque de heurter de front les tenants de l’orthodoxie religieuse, réunis autour de l’université religieuse de la Zitouna.
Recourant tantôt au débat intellectuel – il était un débatteur hors pair qui savait mettre à profit l’argumentation religieuse, la séduction intellectuelle et le charisme personnel -, tantôt à l’appareil répressif de l’État, il s’est attaqué à certains tabous de la pensée islamique qu’aucun leader avant lui n’avait osé remettre en question. Son regard critique et sa foi réformiste n’ont épargné aucun aspect de la vie publique : le statut de la femme, les structures de la justice charaïque (inspirée de la charia), l’éducation et même les pratiques religieuses, comme le jeûne du ramadan, l’observation du croissant de lune pour déterminer le début du mois sacré ou le pèlerinage à La Mecque.
Bourguiba n’était pas un révolutionnaire, mais un réformiste : il voulait changer progressivement les mentalités de ses concitoyens, afin de leur inculquer les valeurs de la modernité universelle, et non leur imposer un modèle préétabli au risque de les voir le rejeter comme un corps étranger. C’est pourquoi il a toujours cherché à donner un fondement religieux aux lois émancipatrices qu’il faisait promulguer. Non par machiavélisme politique, mais par nécessité sociologique.
Pour justifier les réformes qu’il mettait en route, il n’hésitait pas à revendiquer son droit de musulman à l’ijtihad (« interprétation du texte coranique »), tout en veillant à ce que les décisions de l’État soient fondées sur un corpus religieux. L’ijtihad lui permettait de débarrasser les textes sacrés du carcan des lectures passéistes et d’en faire des interprétations nouvelles, plus conformes à l’esprit des temps modernes. Mais il veillait toujours à authentifier ses nouvelles interprétations – souvent très hardies, comme la légitimation de la non-observation du jeûne de ramadan par la nécessité d’améliorer la productivité – par des citations tirées du Coran ou des ouvrages des fouqahas (« jurisconsultes »).
Dans son questionnement incessant des textes et de la tradition islamiques, Bourguiba a pu ainsi soulever des problèmes qui restent encore tabous dans le monde musulman. N’en déplaise à ses détracteurs, Bourguiba a réussi à émanciper la femme, à réformer la justice, à moderniser l’enseignement et à adapter l’éducation religieuse aux exigences de la modernité. Il a su aussi convaincre ses concitoyens que « la maîtrise des sciences n’est pas contradictoire avec l’essence de l’islam », mais qu’« au contraire l’islam encourage la connaissance scientifique, alors que les musulmans ont oublié cette exigence durant les périodes de la décadence ».
Cette « révolution culturelle », dont la Tunisie n’a pas fini de cueillir les fruits, n’a malheureusement pas eu lieu dans la plupart des autres pays musulmans, qui tardent à établir l’égalité entre l’homme et la femme, à concilier le contenu des textes sacrés et les progrès de la science moderne, à établir un système judiciaire fondé à la fois sur la charia et la justice civile, et à purger les programmes de l’enseignement des thèses fondamentalistes.
C’est pourquoi, malgré ses échecs – certaines réformes qu’il avait préconisées, notamment celle établissant l’égalité de l’héritage entre homme et femme, ont été rejetées par son peuple -, Bourguiba apparaît aujourd’hui comme un pionnier et un exemple à suivre. C’est là, en tout cas, la thèse défendue par Lotfi Hajji, un islamiste progressiste qu’on ne peut soupçonner d’indulgence à l’égard du défunt leader.

Bourguiba et l’islam, leadership et imamat, de Lotfi Hajji, en arabe, Sud Éditions, Tunis, 264 pages.

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