[Tribune] La manipulation idéologique de l’héritage de Rwagasore est sans précédent au Burundi
Le gouvernement burundais accuse la Belgique d’avoir été le « véritable commanditaire » de l’assassinat du prince Louis Rwagasore, héros de l’indépendance. Une récupération inacceptable, selon l’intellectuel burundais David Gakunzi, qui insiste sur le fait que Rwagasore était « loin de toute théologie de la haine et allergique à l’intolérance ».
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David Gakunzi
Originaire du Burundi, David Gakunzi est un ancien fonctionnaire international, connu pour son parcours d’intellectuel engagé. Il est à l’origine de nombreuses initiatives dont le Centre international Martin Luther King, la caravane pour la paix en Afrique, l’université africaine de la paix.
Publié le 18 octobre 2018 Lecture : 4 minutes.
Bujumbura 13 octobre 1961. Hôtel Tanganyika. Assassinat du prince Louis Rwagasore par un tireur d’élite grec. Événement tragique. Le nom et le visage de Rwagasore représenteront désormais dans la mémoire collective des Burundais, par-delà les âges et les courants politiques, l’archétype du héros national. Mais qui était Rwagasore ? Et que représente-t-il encore, aujourd’hui, dans l’imaginaire collectif ?
Proche de Patrice Lumumba et de Rudahigwa, Rwagasore était de la lignée des partisans de l’indépendance immédiate. Prince héritier, formé aux réalités du pouvoir par les canaux traditionnels, diplôme de l’Université d’Anvers, prédestiné aux plus hautes fonctions, Rwagasore aurait pu attendre tranquillement qu’advienne l’heure de son couronnement programmé.
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Il choisira pourtant, dès son retour au pays, d’affirmer des positions politiques audacieuses en contradiction avec la ligne historique d’une fraction du clan royal, préférant la voie de l’autorité constituée par l’éthique de la responsabilité à celle acquise par l’hérédité.
Une logique émancipatrice procédant d’une vision à la fois sociale et transethnique. Sociale, car porteuse d’une pensée économique fondée sur la promotion de mouvements coopératifs. Transethnique, car puisant ses idéaux dans le patrimoine idéologique panafricaniste de l’époque, Rwagasore rassemble, unifie sans distinction dans un même mouvement Hutus et Tutsis. La politique n’ayant de sens à ses yeux qu’en tant que raison d’agir pour le renforcement du lien social, dans le souci du bien commun.
Si le prince était une figure animée par de fortes convictions, son langage sera toujours mesuré. Évitant l’anathème, respectant les convictions et la dignité de chacun de ses adversaires politiques. Julius Nyerere, son ami et soutien, le qualifiera, plus tard, de « révolutionnaire poli ».
Vous nous jugerez par nos actes et votre satisfaction fera notre fierté
Plus étonnant encore : la modernité de la pensée politique de Rwagasore, habitée par l’exigence de résultats et du devoir de rendre compte. L’une de ses formules célèbres gravées dans la mémoire de tous les Burundais ? « Vous nous jugerez par nos actes et votre satisfaction fera notre fierté. »
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Assassiné à l’âge de 29 ans, Rwagasore deviendra, dès l’accession du Burundi à l’indépendance, un mythe national doté de toutes les vertus civiques. Il sera institué en modèle de sacrifice à la communauté et en incarnation des valeurs centrales communes.
Reconnaissance unanime officielle de la patrie en dette – excepté sous le régime Bagaza – et mise en récit du parcours du prince ayant l’avantage de faire oublier, le temps du culte du héros, les fractures qui ruinent la société.
L’objectif de cette ritualisation de la figure du prince ? Renforcer le sentiment d’appartenance de tous les Burundais à un destin commun, certes. Mais aussi, de fait, conférer une certaine légitimité aux pouvoirs établis. Manipulation assez classique de la mémoire, poussée jusqu’à la caricature au Congo voisin : Mobutu n’hésitant pas à se réclamer de l’héritage de Lumumba tout en semant la terreur sur l’indocile campus de Lubumbashi.
La reconstruction narrative de l’assassinat du prince pour accuser de façon récurrente les colons d’hier relève de l’indécence
N’empêche : la manipulation idéologique de la force symbolique de Rwagasore par le régime actuel est sans précédent au Burundi et participe de l’usage frauduleux de la puissance affective d’une figure consensuelle à des fins de haines identitaires. En effet, la reconstruction narrative de l’assassinat du prince pour accuser de façon récurrente les colons d’hier de tous les maux dont souffre le Burundi d’aujourd’hui relève, non pas de l’affirmation émotionnelle d’une certaine dignité africaine, mais bien de l’indécence.
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Il s’agit en réalité d’une tentative manifeste de captation de la mémoire héroïque de Rwagasore, pour l’aligner sur le discours politique du régime visant à couvrir la faillite morale des Burundais actuellement en responsabilité. Et pourquoi donc le prince aurait-il poussé l’audace jusqu’au sacrifice suprême ? Pour qu’au bout du compte les Burundais soient malmenés, portés disparus, torturés, assassinés par d’autres Burundais pour des crimes d’opinion ou de naissance ?
Rwagasore était un personnage loin de toute théologie de la haine et allergique à l’intolérance. La pratique politique devait être à ses yeux un lieu de reconnaissance de la dignité de chaque être humain, un moyen de renforcement de la cohésion nationale et non pas un mécanisme de violence, ajoutant aux difficultés de l’existence l’embrigadement, la crétinisation et l’enfermement des hommes dans l’impasse sanglante des enclos ethniques.
Mais que serait devenu le Burundi si le destin de Rwagasore n’avait pas été interrompu si tôt ? Une nation prospère, en paix avec elle-même, respectant la dignité humaine vivant en parfaite harmonie avec ses voisins ? Une nation sereine, le regard fixé sur l’avenir ? Peut-être… Une certitude : l’assassinat de Rwagasore, figure héroïque par les mérites de sa vie et de sa mort, constitue un moment de coupure tragique dans l’histoire du Burundi.
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