Sharon tel qu’en lui-même
Après l’évacuation des colonies de la bande de Gaza, certains se prennent à rêver : et si, reniant son passé de faucon, le Premier ministre se métamorphosait en faiseur de paix ? C’est sans doute se bercer d’illusions.
Une fois n’est pas coutume, un vent d’espoir souffle sur le Moyen-Orient, plus précisément du côté israélo-palestinien. Les bonnes nouvelles se bousculent depuis la disparition de Yasser Arafat. D’abord, le chaos attendu, sinon annoncé, espéré à Jérusalem, n’a pas eu lieu. Les institutions palestiniennes tant décriées ont fonctionné. Malgré l’occupation, Mahmoud Abbas a été élu à la tête de l’Autorité palestinienne dans des conditions somme toute démocratiques. Il s’est mis aussitôt à l’ouvrage. Partisan courageux de la « démilitarisation » de l’Intifada, il a déjà procédé à la réorganisation des appareils de sécurité et obtenu que les différentes factions de la résistance observent une trêve. Désormais, ô miracle, Condoleezza Rice, la nouvelle secrétaire d’État lui rend visite à Ramallah et George W. Bush l’attend à Washington. Que demande le peuple palestinien ?
Ariel Sharon, le Premier ministre israélien, a sa part dans cette embellie. Après l’entrée des travaillistes au gouvernement, il est en mesure de tenir tête à ses ultras. Parallèlement, il a annoncé une suspension des « assassinats ciblés ». Enfin, au sommet de Charm el-Cheikh organisé sous l’égide du président égyptien Hosni Moubarak, Abbas et lui ont décrété un cessez-le-feu qui, pour l’essentiel, est respecté.
Le 20 février, le gouvernement israélien a entériné le plan d’évacuation de Gaza. Auparavant, la Knesset avait voté la loi d’indemnisation des quelque 7 500 colons de Gaza et de quatre petites colonies de Cisjordanie. Naturellement, ces décisions ont relancé la colère des colons. Les plus enragés d’entre eux, rabbins en tête, crient à la « trahison de la Torah » et promettent à Sharon le sort d’Itzhak Rabin, assassiné en 1995…
Du coup, on se met à croire à une résurrection du processus de paix. La « feuille de route » va-t-elle connaître un début d’application ? L’instauration d’un État palestinien et le règlement définitif du conflit sont-ils, à terme, envisageables ?
Cette perspective éminemment souhaitable est malheureusement loin d’être acquise, contredite qu’elle est par les nouvelles données du conflit. La stratégie de Sharon visant à détruire les accords d’Oslo et à empêcher la création d’un État palestinien en Cisjordanie a porté ses fruits. Sur le terrain, elle a abouti à une série de faits accomplis, qui sont autant de faits têtus dont on est loin de soupçonner l’ampleur. Un long article publié à la fin de 2004 dans la New York Revue of Books en donne une idée. On le doit à Henry Siegman, l’ancien président du Congrès juif américain, aujourd’hui directeur de recherche au Conseil des relations étrangères.
Comme l’écrit The Economist, Sharon sait qu’« il ne peut pas effacer par la force le rêve national des Palestiniens », mais ce même Sharon, précise Siegman, « n’a aucunement l’intention d’accepter les conditions minimales d’un État palestinien viable ». En Cisjordanie et à Gaza, des travaux de construction sont en cours dans 474 colonies. Dans 50 d’entre elles, Sharon s’était pourtant formellement engagé auprès de Bush à ne rien faire. Fin août 2004, on recensait 3 700 logements en construction dans les territoires occupés. Des milliers d’autres sont en projet, y compris dans des endroits destinés, selon le plan Sharon, à être évacués ! Parallèlement, l’expropriation des Palestiniens est menée tambour battant. Depuis le début de 2004, en Cisjordanie, 2 200 dunams (220 ha) ont été déclarés « terres d’État » et confisqués. Au cours de l’année précédente, la même mesure n’avait concerné que 1 700 dunams.
L’intensification de la colonisation a pour objectif de diviser la Cisjordanie en trois cantons qui ne constitueront jamais un État et dans lesquels les Palestiniens seraient appelés à vivre sous surveillance. En clair, des bantoustans. Le Premier ministre israélien a donc un autre plan en tête. « Pour lui, écrit Siegman, le retrait de Gaza est le prix qu’Israël doit payer pour achever le morcellement de la Cisjordanie et la maintenir sous contrôle israélien. » On sait que Gaza ne représente que 1,25 % de la Palestine historique (à l’époque du mandat britannique) et que s’y entasse 37 % de la population palestinienne. Lorsqu’Israël s’en sera débarrassé, ce territoire ressemblera à « une vaste prison coupée du monde, y compris de ses voisins immédiats, l’Égypte, la Jordanie et la Cisjordanie ». Le chaos qui ne manquera pas de s’instaurer constituera, aux yeux de tous, la preuve vivante que les Palestiniens ne méritent pas un État. CQFD.
Tel est le véritable plan de Sharon. Et il n’a rien, c’est le plus curieux, de mystérieux ou de secret. Pour la bonne raison qu’il a été exposé publiquement par Dov Weisglass, le principal conseiller et directeur de cabinet du Premier ministre israélien. Dans une longue interview publiée dans le quotidien Ha’aretz du 11 octobre 2004, celui-ci expliquait que le retrait de Gaza a pour finalité d’enterrer le processus de paix, de rendre obsolète la « feuille de route » et d’empêcher une fois pour toutes l’instauration d’un État palestinien. « Ce vaste projet appelé État palestinien, avec toutes ses implications, a été définitivement rayé de notre programme », indiquait-il. Le processus de paix, on pourra en parler « lorsque les Palestiniens seront devenus des… Finlandais » ! Autant dire lorsque les poules auront des dents. Selon Weisglass, cette politique serait d’autant plus inébranlable qu’elle bénéficie de la bénédiction de Bush et a été ratifiée par les deux Chambres du Congrès américain. Il sait de quoi il parle : c’est lui qui a rédigé le draft de la lettre historique que, le 14 avril 2004, le président américain a adressée à Sharon pour légitimer la colonisation de la Cisjordanie et enterrer du même coup le projet national palestinien.
À supposer même que Sharon ait l’intention de remettre en cause cette politique, il devra compter avec les colons. Il ne s’agit pas d’une poignée de trublions, mais d’une fraction de la population qui ne se laisse pas faire : elle est armée, décidée, et sa puissance n’a cessé de s’accroître au rythme de la colonisation. Ceux qu’on appelle en Israël « la jeunesse des collines » peuvent légitimement revendiquer une filiation avec Sharon. C’est ce dernier qui, en 1998, à l’époque où il était le ministre des Affaires étrangères, les avait invités à « s’emparer de toutes les collines possibles en Cisjordanie ». Résultat : ils constituent aujourd’hui un État dans l’État. À vrai dire, comme le notait récemment le Ha’aretz, « on a déjà deux États vivant côte à côte entre le Jourdain et la Méditerranée : l’État d’Israël et l’État des colons en Cisjordanie et à Gaza ». Problème : « Dans celui-ci, les normes et les lois israéliennes ne sont pas appliquées ; la police et l’armée y sont largement soumises aux colons. » Ainsi, comme le rapportait le même journal au mois d’octobre 2004, tel colon qui tue un chauffeur de taxi « sans raison et sans autorisation » n’est pas arrêté, mais placé en résidence surveillée à Itamar, sa colonie d’origine.
« L’État des colons, écrit Siegman, a réussi à se constituer un réseau de soutien à l’intérieur de l’État d’Israël, y compris au sein des cabinets ministériels qui leur refilent, en toute illégalité et dans le plus grand secret, des centaines de millions de dollars pour financer l’extension des colonies et leurs infrastructures. » Dès lors, il n’est pas étonnant que ces colons considèrent le retrait de Gaza comme une atteinte à leur « souveraineté ».
Écoutons maintenant Uzi Arad, qui fut le conseiller diplomatique de Benyamin Netanyahou et anime aujourd’hui l’Institut pluridisciplinaire à Herzliya. Lui n’est pas impressionné par l’argument démographique invoqué pour justifier l’évacuation des Territoires. Il ne croit pas qu’il sera nécessaire d’imposer un régime d’apartheid pour préserver le caractère juif de l’État d’Israël et tourne en dérision ce raisonnement en attirant l’attention sur une donnée peu connue. « La population des villes et des agglomérations de Cisjordanie, explique-t-il, se réduit depuis longtemps. Le nombre des Palestiniens entre le Jourdain et la Méditerranée n’est plus un facteur de nature à empêcher Israël d’être un État juif et démocratique. »
Au temps de l’apartheid, l’Afrique du Sud n’a pas procédé autrement avec la majorité noire et les bantoustans. Commentaire de Siegman : « Par une sorte d’ironie de l’Histoire, il se trouve que des juifs – qui, aux États-Unis, en Europe ou en Israël ont été proportionnellement très nombreux à s’engager pour la défense des droits de l’homme et des libertés civiques – soutiennent aujourd’hui la politique de la droite israélienne, laquelle menace de transformer Israël en un État raciste. Car si Sharon utilise l’évacuation de Gaza qu’il a promise pour imposer en Cisjordanie une présence israélienne irréversible – ce qui est déjà le cas, à en croire certains observateurs -, une telle politique conduira sûrement à l’instauration d’un régime raciste. »
C’est également le diagnostic de Nahum Barnéa, le célèbre éditorialiste du quotidien populaire israélien Yediot Aharonot : « Trente-sept ans après l’occupation des Territoires, Israël est devenu aux yeux d’une grande partie du monde un pays paria. Ce n’est pas encore l’Afrique du Sud de l’apartheid, mais il appartient certainement à la même famille. »
Il va sans dire que le terrorisme palestinien et l’incapacité de l’Autorité palestinienne à y mettre fin ont grandement servi la stratégie de Sharon et ses convoitises territoriales. Pour autant, on ne saurait honnêtement rejeter sur Arafat la responsabilité du déclenchement de la deuxième Intifada, en septembre 2000. Pour le disculper, l’article de la New York Review of Books cite plusieurs témoignages difficilement récusables. Ami Ayalon, à l’époque patron du Shin Bet, avait ainsi informé le Premier ministre Ehoud Barak que la situation dans les Territoires devenait explosive et qu’il suffisait d’une étincelle pour tout enflammer. Et cette étincelle, ce sera la provocation calculée de Sharon sur l’esplanade des Mosquées. De même, la thèse largement répandue selon laquelle Arafat avait rejeté les « propositions généreuses » de Barak à Camp David, parce que son véritable objectif était de détruire Israël, ne repose sur aucun fondement. Amos Malka, chef d’état-major sous Barak, est catégorique : « C’est un total non-sens. » Et de préciser : « Tous les services du renseignement militaire ont conclu qu’Arafat avait choisi la voie politique pour aboutir à un règlement permanent avec deux États. »
L’acharnement de Sharon a une autre explication. Le leader de l’OLP incarnait, à ses yeux, Oslo, le processus de paix et l’Autorité palestinienne, toutes choses que rejette la droite israélienne. Il fallait donc le diaboliser et le détruire par tous les moyens, quitte à le charger de tous les péchés… d’Israël. Le débat sur la responsabilité d’Arafat n’est pas seulement historique ou rhétorique. Il est d’une brûlante actualité dans la mesure où Mahmoud Abbas risque de se retrouver dans la même situation. Le successeur d’Arafat n’a aucune raison, sous peine de disparaître, de renoncer au projet national palestinien. Et le projet national palestinien est connu. Toutes les concessions, les Palestiniens les ont déjà faites : ils ont accepté de constituer l’État palestinien sur 22 % (oui, 22 %) de la Palestine historique, de se contenter d’une partie de Jérusalem et de s’accommoder d’un compromis raisonnable sur le problème des réfugiés (retour non en Israël mais dans le futur État palestinien ; compensations financières). Ce que veut faire Abbas, Arafat voulait déjà le faire et Sharon s’est acharné – et a réussi – à l’en empêcher.
Le leader israélien peut changer ? Se transformer en de Gaulle ? Entrer dans l’Histoire comme Ben Gourion et devenir l’homme de la paix avec les Arabes ? Peut-être, mais ce n’est pas l’impression qu’il donne, pour l’instant, pour peu qu’on ouvre les yeux sur toutes ses décisions. Le jour même où son gouvernement a pris sa décision « historique » à propos de Gaza, il a adopté une disposition non moins essentielle pour l’avenir concernant le nouveau tracé du Mur. Or celui-ci enferme du côté « israélien » les grands blocs de colonies de Cisjordanie. En outre, les colons qui quittent Gaza sont autorisés « individuellement » à s’installer en Cisjordanie. On donne Gaza d’une main, et l’on vole une bonne partie de la Cisjordanie de l’autre. Il y a donc un Sharon de circonstance à qui une opinion distraite, lasse ou pleine de bons sentiments prête beaucoup. Mais, désolé, pour le moment, le Sharon de toujours est tel qu’en lui-même…
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