Sembène Ousmane : « La retraite ? Pas question ! »

Son dernier film, « Moolaadé », sera présenté hors compétition à la 19e édition du Fespaco, qui s’ouvre le 26 février. À plus de 80 ans, le réalisateur sénégalais manifeste toujours le même enthousiasme pour son art. Entretien.

Publié le 28 février 2005 Lecture : 5 minutes.

A plus de 80 ans, le doyen du cinéma africain, l’« aîné des anciens » parmi les réalisateurs comme il aime à se qualifier lui-même, ne désarme pas. Plus de quarante ans après Borom Sarret, premier film tourné en Afrique subsaharienne par un Africain, le dixième long-métrage de Sembène Ousmane, Moolaadé, est encore un film de combat. Il raconte l’histoire de quatre fillettes terrorisées par la perspective de subir l’excision comme le veut la tradition dans leur village du Sahel. Après s’être enfuies, elles cherchent refuge chez une femme, Collé Ardo. Celle-ci a refusé autrefois qu’on pratique ce rite de « purification » sur sa fille Amsatou, quitte à ce que celle-ci doive renoncer à se marier comme prévu depuis sa petite enfance avec le fils du chef. À la fureur des familles des préadolescentes, des exciseuses et de tous les hommes qui n’acceptent pas cette entorse à l’ordre social, Collé Ardo, sorte d’Antigone africaine, accepte, seule contre tous, d’accorder le droit d’asile – le moolaadé – aux jeunes fugitives. Un « droit » qui s’applique lui aussi depuis des temps immémoriaux et qu’on ne saurait transgresser sans dommage. Tous les éléments du drame sont alors en place…
On ne peut rester insensible devant ce très beau film. Au-delà même de son « message », qui glorifie sans jamais tomber dans le didactisme la résistance d’une femme courageuse face à une pratique qui n’a plus de raison d’être, il constitue en effet une réussite esthétique incontestable. Rien d’étonnant, donc, si, avant d’être présenté au Fespaco hors compétition cette semaine et très bientôt dans de nombreuses salles en France* et ailleurs, il a été salué et récompensé dans de nombreux festivals. Il a obtenu le prix « Un certain regard » lors du dernier Festival de Cannes et, en décembre 2004, le Prix du jury au Festival de Marrakech. C’est là que nous avons rencontré Sembène Ousmane. Il était en pleine forme, comme il venait de le prouver juste avant… en interrompant brutalement un entretien avec une journaliste nigériane travaillant pour CNN qui, manifestement, ne connaissait guère son oeuvre et dont les deux ou trois premières questions lui avaient paru sans intérêt.

*Moolaadé sort à Paris le 9 mars.

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Jeune Afrique/l’intelligent : Accordez-vous une place particulière à Moolaadé dans votre oeuvre ?
Sembène Ousmane : Il s’agit en réalité de la deuxième partie d’un triptyque consacré à l’héroïsme dans la vie quotidienne, à ce véritable héroïsme dont doit faire preuve la population pour vivre jour après jour en Afrique. Je l’ai commencé il y a quelques années avec Faat Kiné, déjà dédié aux femmes, mais qui se passait dans un cadre citadin, et je le terminerai avec un film dont le personnage principal sera un homme. Il est intitulé provisoirement La Confrérie des rats, mais je cherche encore son titre définitif, car je voudrais qu’il soit moins long si possible : un seul mot, c’est ce que je préfère. Il y sera question du mécanisme de la corruption, toujours au quotidien bien sûr et à nouveau dans un univers urbain. Le scénario est écrit et, si tout va bien, je pourrai peut-être le tourner avant la fin 2005.

J.A.I. : Pas question, donc, de songer à la retraite ?
S.O. : Il n’y a aucune raison pour que je m’arrête. J’ai 20 ans ! Tant qu’on peut travailler, avoir quelque chose à communiquer, à transmettre, il faut continuer.

J.A.I. : Le cinéma en Afrique noire semble connaître une passe difficile. Êtes-vous inquiet ?
S.O. : L’Afrique en général est dans une situation difficile. Elle subit encore la colonisation économique. Quant au cinéma, il souffre surtout de ce que les États n’ont pas défini de politique culturelle, encore moins de politique cinématographique. S’il y a des images, ce sont de plus en plus des images de télévision, ou de la vidéo. Et le parc des salles périclite. Combien de cinémas sont devenus des souks ! Au Sénégal, il ne reste que 10 à 20 salles pour tout le pays, il y en avait 80 il y a à peine quelques années. De plus, ces salles, le plus souvent, s’approvisionnent en France et ne programment que des films de quatrième zone. On n’a pas formé d’entrepreneurs africains capables de bien gérer des salles.

J.A.I. : Et pourtant, vous arrivez à faire des films et à les faire voir !
S.O. : Je n’ai jamais cessé de tourner, c’est vrai. Mais il faut dépenser une énergie incroyable pour financer les films, trouver des accords de prévente. Et il faut encore se battre pour que le public concerné puisse voir les films. Je suis en train de chercher les moyens de faire doubler Moolaadé dans les six grandes langues africaines. Car ce film est destiné avant tout aux zones rurales, là où le problème de l’excision se pose vraiment, mais où les gens n’ont pas accès facilement au cinéma. Et où toute exploitation commerciale des films est impossible. Il faut donc trouver le moyen de projeter le film dans de telles zones, aller au-devant de ce public, faire du cinéma forain. Je m’y emploie autant que je le peux.

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J.A.I. : Selon vous, un cinéaste en Afrique doit donc être aussi un militant ?
S.O. : Un Africain n’a pas le choix. Il faut aller sur le terrain. Et comme artiste, on ne peut que se battre. Car si cela ne les sert pas, les chefs temporels comme les chefs spirituels ne s’intéressent pas à ce que vous faites. Et pourtant, le cinéma est une nécessité dans nos pays, c’est une sorte d’école du soir, un moyen d’éveiller les consciences. Et une possibilité de nous regarder nous-mêmes, d’exister par nous-mêmes. Voilà pourquoi il faut trouver les moyens de mener une lutte de libération des écrans africains. Ce qui suppose qu’on s’unisse, qu’on s’associe. C’est difficile avec les seuls cinéastes, car ils agissent individuellement. Il faudrait donc que se créent des structures qui permettent la circulation des films, y compris en relançant le cinéma forain.

J.A.I. : Vous arrivez à vivre de votre activité de cinéaste ?
S.O. : Je vis mieux que les paysans ! J’arrive à payer ma secrétaire, l’électricité, tous les frais courants, mais c’est tout. En Afrique, on ne fait pas du cinéma pour vivre, mais pour parler au peuple, pour faire bouger les gens.

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