Marchés de dupes

Baisse des prix, droits de douane, subventions, domination écrasante des multinationales… Autant de facteurs qui pénalisent gravement les producteurs des pays en développement. Jusqu’à quand ?

Publié le 28 février 2005 Lecture : 6 minutes.

Le consommateur occidental sait-il que lorsqu’il achète une banane, moins de 12 % du prix qu’il a payé revient au pays producteur et à peine 2 % aux travailleurs des plantations ? Les entreprises spécialisées dans le commerce international et les distributeurs absorbent 88 % du prix de vente au détail. Ce sont les mécanismes à l’oeuvre dans cette équation qu’a voulu mettre en lumière l’Organisation des Nations unies pour l’alimentation et l’agriculture (FAO). Dans son dernier rapport, publié le 15 février et intitulé « La situation des marchés des produits agricoles », l’agence onusienne démontre comment les « règles du jeu » des marchés internationaux des produits agricoles pénalisent et menacent les 2,5 milliards d’habitants des pays en développement qui vivent directement de l’agriculture.
La FAO s’inquiète tout d’abord de la baisse tendancielle des prix des matières premières agricoles qui, s’ils se sont légèrement redressés au cours des deux dernières années, restent proches de leurs niveaux historiquement bas. Ainsi, le cours mondial du café a chuté de 70 % entre 1997 et 2001, atteignant dans de nombreux pays un prix inférieur au coût de production. À moyen terme, les prévisions sont tout aussi mauvaises : selon les estimations de la Banque mondiale pour 2015, les prix réels de la plupart des produits agricoles ne devraient pas dépasser leurs niveaux actuels. Or plus de cinquante pays en développement sont tributaires des exportations de quelques-uns de ces produits, parfois seulement d’un ou deux. Piégés par leur dépendance, les exploitants produisent et exportent plus, mais gagnent moins que par le passé. Les « termes de l’échange », c’est-à-dire leur pouvoir d’achat, se sont détériorés. En clair, lorsque le rapport entre les prix des produits exportés et les prix des produits importés diminue, la quantité de produits importés pouvant être achetée avec une quantité donnée de produits exportés diminue également. C’est la situation que connaissent de nombreux pays africains, comme le Burundi, l’Éthiopie, l’Ouganda ou le Rwanda, où les exportations de café représentent entre 40 % et 70 % des recettes d’exportation. Incapables de se procurer les biens manufacturés indispensables à leur développement industriel, ces pays peinent à sortir de la spirale du sous-développement.
Cette baisse des prix est avant tout structurelle : depuis dix ans, l’offre mondiale augmente beaucoup plus rapidement que la demande en raison d’une productivité accrue et de l’entrée sur le marché de nouveaux producteurs importants (entre 1985 et 2001, les exportations de café du Vietnam sont passées de 10 000 à plus de 900 000 tonnes, faisant du pays le deuxième exportateur mondial). De plus, la demande pour les produits agricoles de base dans les pays développés est « inélastique » : une baisse des prix n’incite pas les consommateurs à acheter davantage, pas plus qu’une hausse des prix ne les pousse à acheter moins, car ils considèrent ces produits comme indispensables. De même, l’offre est « inélastique » pour plusieurs d’entre eux : les agriculteurs ne peuvent pas augmenter ou baisser rapidement leur production lorsque les prix changent. Pour les plantes vivaces, le caféier ou le cacaoyer, la montée en puissance de la production peut durer des années. Et lorsque celle-ci est finalement effective, les prix chutent, car l’offre dépasse rapidement la demande dans les pays importateurs.
Ces problèmes sont aggravés par les politiques gouvernementales – droits de douane et subventions – au Nord comme au Sud, souligne la FAO. Dans les pays de l’Organisation de coopération et de développement économiques (OCDE), le taux moyen des droits de douane pour les produits agricoles est de 60 %, contre 5 % pour les produits industriels. Sans compter que des « pics » tarifaires sont appliqués à un certain nombre de produits de base : 350 % pour le tabac et 277 % pour le chocolat, par exemple. Dans les pays en développement, les droits de douane sont tout aussi élevés, et parfois même supérieurs. Résultat, la croissance du commerce intrarégional est sérieusement handicapée, alors même que l’avenir agricole de ces pays passe par le développement des échanges Sud-Sud. Les économistes de la FAO dénoncent également la « progressivité des droits de douane » imposée par les pays du Nord, c’est-à-dire l’application de prélèvements plus élevés sur les produits exportés à des stades de transformation plus avancés, indiquant que cela décourage l’investissement dans la transformation locale au Sud. « Si les droits de douane étaient abaissés de 40 % à 60 % dans les pays développés et de 25 % à 40 % dans les pays en développement, les exportations agricoles des pays les moins avancés (PMA, dont le revenu par habitant est inférieur à 900 dollars par an) pourraient augmenter de près de 20 % », indique le rapport. Quant à l’impact des subventions accordées aux agriculteurs des pays industrialisés, il n’est plus à démontrer. Selon une étude récente de la FAO, l’élimination de tout soutien interne aux producteurs de coton aux États-Unis et en Europe se traduirait par une augmentation de 5 % à 11 % du cours mondial de la fibre et entraînerait une hausse des exportations africaines comprise entre 9 % au minimum et 38 % au maximum.
Enfin, la FAO s’inquiète de la concentration croissante du marché des produits agricoles et de « la domination écrasante exercée par quelques sociétés transnationales de distribution, transformation, commercialisation », notamment, car « beaucoup d’entre elles achètent directement les matières premières agricoles aux exploitants en fixant leurs exigences et leurs prix ». Ainsi, trois compagnies contrôlent près de la moitié de la torréfaction mondiale du café et les trente plus grandes chaînes de supermarchés assurent près du tiers des ventes au détail de produits alimentaires dans le monde. L’exemple du Kenya est édifiant. En une décennie, les exportations de fruits, de légumes et de fleurs coupées sont devenues la deuxième source de devises étrangères du pays. Mais si les exportations se sont accrues, nombre de petits producteurs ont péri dans l’aventure. Au début des années 1990, ces derniers produisaient 70 % des fruits et légumes exportés, quelques années plus tard, leur part n’était plus que de 18 % ; 40 % de ce commerce lucratif était assuré par des exploitations détenues par des importateurs des pays développés, et 42 % par des exploitations commerciales de grandes dimensions. Sept sociétés contrôlaient plus de 75 % du marché. Ce sont elles qui tirent un maximum de profit des marchés, loin devant les producteurs, qui ne gagnent qu’une petite fraction du prix au détail des produits finis, et les consommateurs des pays développés. En effet, lorsque les prix des produits de base augmentent, ils sont rapidement transférés aux consommateurs. En revanche, lorsque les cours baissent, les prix au détail suivent rarement la tendance (sauf, dans une certaine mesure, dans les pays en développement, où le degré de transformation peut être moindre). Ainsi, depuis le début des années 1990, alors que les prix du café ont plongé, la valeur des ventes mondiales de café au détail a plus que doublé…
Les inquiétudes croissantes des consommateurs à l’égard de la sécurité sanitaire des aliments, des questions liées à l’environnement et à la justice sociale ont ouvert de nouveaux créneaux, notamment pour l’agriculture biologique et le commerce équitable, dont les ventes connaissent une progression soutenue, même si leur part de marché reste encore réduite. Mais d’autres mesures sont indispensables pour aider les pays en développement à tirer profit des marchés agricoles des produits de base. Celles-ci sont connues : elles passent avant tout par le contrôle de l’offre, notamment en réduisant la production dans les marchés très protégés et aux coûts élevés du Nord, la croissance du commerce intrarégional entre pays en développement et par la mise en place de stratégies de diversification qui permettraient aux producteurs du Sud de s’orienter vers des cultures mieux valorisées et de produire et de commercialiser des produits transformés à valeur ajoutée. Pour cela, l’accès au crédit, mais aussi à la formation, est essentiel pour permettre aux producteurs de défendre leurs intérêts, exploiter les possibilités d’échange, participer efficacement aux négociations commerciales et respecter les normes de qualité et les délais de livraison rigoureux fixés par les chaînes de supermarchés et les distributeurs. S’ils ne s’adaptent pas à ces conditions, les petits producteurs seront progressivement marginalisés, et la sécurité alimentaire des pays concernés gravement menacée.

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