Le soldat perdu de Grozny

Le héros romantique de la résistance antirusse en Tchétchénie s’est mué en tueur impitoyable. Au nom d’un islam radical… auquel il ne croit pas.

Publié le 28 février 2005 Lecture : 9 minutes.

Le « monstre » se porte comme un charme. On prétendait qu’il avait succombé à une maladie des reins ou à une gangrène de la jambe droite (amputée en 2000 après qu’il eut marché sur une mine), mais le voilà ressuscité. Sanglé dans un treillis, longue barbe et bonnet sur la tête, Chamil Bassaïev, qui se fait désormais appeler Abdullah Chamil Abou Idris, pose devant un drap noir portant une inscription en arabe : « Il n’est de Dieu que Dieu et Mohammed est son Prophète ». « Je suis vivant, pavoise-t-il, mes reins fonctionnent et ma jambe également. » Puis, avec cet humour macabre dont il use lorsqu’il est d’humeur badine, l’unijambiste lance : « Essayez d’en faire autant », en plantant par deux fois un couteau dans sa jambe artificielle…
Quatre minutes durant, le chef séparatiste tchétchène, ennemi numéro un de la Russie depuis qu’il a revendiqué la responsabilité du carnage de l’école de Beslan en septembre 2004 (plus de 340 morts, des enfants pour la plupart), parade sur cette vidéo diffusée le 9 février sur le site kavkazcenter.com. C’est la seconde fois coup sur coup qu’il nargue ainsi l’armée russe et les limiers du FSB (services secrets) lancés à ses trousses – sa tête a été mise à prix 10 millions de dollars. Quelques jours auparavant, il avait fait parvenir à Channel 4 une déclaration enregistrée dans les montagnes tchétchènes où il se cache. Au nom du droit à l’information, la chaîne britannique a décidé de la diffuser le 3 février, passant outre aux protestations des autorités russes. Un « courage » aussitôt salué, sur Internet, par le chef de guerre, qui a suivi l’émission grâce au satellite !
Bassaïev avait quatre messages à faire passer. Un : il va très bien, merci. Deux : s’il « n’a pas été enchanté par ce qui s’est passé à Beslan », il rejette la responsabilité de la tuerie sur Vladimir Poutine, le « Vampire du Kremlin », et sur les forces de sécurité russes qui ont déclenché l’assaut. Trois : le « génocide perpétré à l’encontre du peuple tchétchène » le contraint à préparer d’autres opérations de ce type. Quatre : il accepte néanmoins le cessez-le-feu proclamé pendant le mois de février, en Tchétchénie et dans toute la Russie, par Aslan Maskhadov, le président indépendantiste déchu. Bref, il accuse et menace, rappelant les crimes commis contre son peuple (« plus de 40 000 enfants tués et 5 000 handicapés » depuis 1999) et exigeant le départ des troupes russes.
Mais les attentats dont il a assumé la responsabilité desservent sa cause. Parmi eux, la prise d’otages du Théâtre de la Doubrovska à Moscou, en octobre 2002 (129 morts, victimes, il est vrai, pour la plupart, des méthodes musclées des forces spéciales russes venues les « délivrer ») ; l’attentat qui coûta la vie au président prorusse Ahmad Kadyrov, dans un stade de Grozny, le 9 mai 2004 ; le crash de deux avions de ligne russes le 24 août (90 morts) et l’attentat-suicide près d’une station de métro moscovite, le 31 août (10 morts). Un sinistre palmarès, loin du passé glorieux de l’intrépide chef de guerre, qui, obéissant à un code d’honneur ancestral, n’abandonnait jamais à l’ennemi ses morts et ses blessés. L’exceptionnel stratège s’est mué en tueur impitoyable, rallié à l’islam radical pour s’en approprier la rhétorique criminelle. Mais l’orgueilleux Bassaïev a-t-il jamais cru en autre chose qu’en lui-même ?
« C’est un boïevik [combattant tchétchène] hors pair et un grand meneur d’hommes », commente Anne Nivat, l’auteur de Chienne de guerre. Regard sombre et perçant, nez busqué et front large, l’homme n’est pas grand, mais musculeux. Son calme et sa détermination en imposent. Jeune homme, il admirait Che Guevara, dont il avait affiché un poster dans sa chambre d’étudiant, et cultivait une image de rebelle romantique. Pendant la première guerre de Tchétchénie (1994-1996), il n’hésitait pas à bavarder jusqu’à l’aube avec les journalistes occidentaux de passage, qu’il séduisait sans coup férir.
Bassaïev est né le 14 janvier 1965 dans le village de Dishne-Vedeno, à une cinquantaine de kilomètres au sud-est de Grozny, où son père est ouvrier du bâtiment et sa mère commerçante. Comme la plupart des Tchétchènes, les Bassaïev ne sont pas des musulmans pratiquants, mais, comme beaucoup, ils sont profondément marqués par la déportation de leur peuple, en 1944, sur ordre de Staline : « intelligence avec les Allemands »… L’idéal de l’indépendance est chez eux si fort qu’ils donnent à leur fils aîné le prénom de l’imam Chamil, symbole de la résistance des boïeviki aux troupes tsaristes, au XIXe siècle.
Enfant, Chamil se défend mieux sur les terrains de football que sur les bancs de l’école. Vaguement berger pendant les vacances, il suit son père et son frère sur les chantiers, fait son service militaire chez les pompiers et gagne Moscou dans l’intention d’y étudier le droit. Mais il ne réussit pas à intégrer l’université d’État et doit se rabattre sur l’Institut de rationalisation des terres agricoles, dont il sera vite renvoyé pour manque d’assiduité. Il envisage alors d’exercer le paisible métier d’apiculteur, mais sa mère ne l’entend pas de cette oreille. Elle supplie l’homme d’affaires Supyan Taramov, un natif de Vedeno installé à Moscou, d’embaucher le jeune homme dans sa société d’informatique. Ce dernier garde le souvenir d’un garçon passablement paresseux, qui jouait des nuits entières sur son ordinateur avant de s’endormir comme une masse jusqu’en début d’après-midi. Il ne lui semble pas que Bassaïev était, à l’époque, le moins du monde politisé, bien que fasciné par quiconque portait une arme.
En 1991, la désintégration de l’Union soviétique propulse le jeune Tchétchène aux avant-postes. En août, il est aux côtés des défenseurs de la « Maison Blanche » [le Parlement russe], lors du putsch manqué contre Mikhaïl Gorbatchev. Si les réactionnaires l’avaient emporté, dira-t-il plus tard, la Tchétchénie aurait pu dire définitivement adieu à l’indépendance. En octobre, lorsque la région fait sécession, il se range derrière le général Doudaïev pour former le noyau dur de l’armée indépendantiste. Le 5, il commande l’assaut contre les bureaux du KGB en Tchétchénie-Ingouchie. C’est à cette occasion que, dit-on, un dossier mentionnant ses accointances avec les services secrets soviétiques, au temps de son service militaire, aurait opportunément disparu…
Le mois suivant, dans la région de Stavropol (sud de la Russie), il détourne un avion vers Ankara, convoque une conférence de presse pour dénoncer la situation en Tchétchénie, relâche les otages et regagne la Russie sans être inquiété. Bizarre, à tout le moins… En octobre 1992, il dirige un détachement qui pénètre en Abkhazie, une république autonome de Géorgie qui tente de s’émanciper de Tbilissi avec le soutien de Moscou. Les rumeurs les plus diverses circulent. On raconte, par exemple, que ses hommes ne dédaignent pas jouer au football avec les têtes de leurs ennemis préalablement tranchées. On suggère aussi que Bassaïev et ses hommes pourraient avoir été entraînés par le GRU, les services secrets de l’armée russe. Pour le New York Times, le Tchétchène serait « un supplétif qui aurait brisé sa laisse, le Frankenstein du Kremlin ». Dans Ejenedelny Journal, le journaliste Vladimir Voronov rapporte qu’en septembre 1996 il l’a vu à la télévision tchétchène « expliquer avec un sourire satisfait comment le GRU lui a appris à fabriquer des mines et à monter des embuscades ». Et comment il a réussi à tromper son monde avec une diabolique habileté.
De fait, Bassaïev est devenu un combattant redoutable. En 1994, lorsque les Russes déclenchent la première guerre de Tchétchénie, l’élève se retourne contre son maître et devient l’un des principaux chefs de la résistance. Son nationalisme héroïque fascine. Mais, dans cette sale guerre, le combattant de la liberté finit par perdre son âme. En mai 1995, l’aviation russe bombarde son village natal, tuant onze membres de sa famille. Un mois plus tard, le « Loup de Vedeno » s’empare de l’hôpital de Boudennovsk, dans le sud de la Russie, avec un commando de 150 hommes, prend 1 500 personnes en otages et résiste à l’assaut des forces russes. Bilan : 160 morts. À la télévision, les Russes, médusés, voient leur Premier ministre Viktor Tchernomyrdine implorer le farouche boïevik d’épargner les femmes, les enfants et les malades. Bassaïev accepte de relâcher les otages en échange d’un libre passage jusqu’en Tchétchénie. Il y fera un retour triomphal…
En août 1996, il prend une part décisive à la reconquête de Grozny. À bout de souffle, les Russes envoient le général Alexandre Lebed négocier une trêve, puis l’indépendance de la république rebelle. Troquant son treillis contre un costume de ville, Bassaïev entre en politique et prône la création d’un État laïque sur le modèle turc. En janvier 1997, il échoue à l’élection présidentielle face à Aslan Maskhadov, qui, plus que lui, donne l’image d’un modéré. Incontournable, il devient néanmoins son Premier ministre, mais ne parvient ni à juguler la criminalité ni à mettre fin aux enlèvements. Habitué à commander, il se lasse au bout de six mois de n’être que le numéro deux. Pourtant, à en croire le Kremlin, sa brouille avec Maskhadov n’est qu’un trompe-l’oeil : le « gentil » et le « méchant » se partageraient en réalité les rôles pour séduire l’Occident tout en excitant la résistance tchétchène.
De hors-la-loi, Bassaïev devient le diable en personne. En 1999, il épouse les vues de l’islam radical – ou fait semblant -, enrôle une poignée de volontaires arabes et s’allie au « commandant » Khattab, le djihadiste saoudien, pour embraser le Daghestan voisin. Moscou se saisit du prétexte pour déclencher la seconde guerre de Tchétchénie contre les « wahhabites ». Le mystère demeure : quel besoin Bassaïev avait-il d’envahir le Daghestan ? Selon une rumeur persistante, cet épisode serait le fruit d’une action concertée entre le chef de guerre et certains clans du Kremlin, dans laquelle l’oligarque Boris Berezovski, un proche du président Boris Eltsine, aurait joué le rôle d’agent de liaison.
Désormais, pour nombre de Tchétchènes meurtris par cet interminable conflit, Bassaïev apparaît comme l’homme de la Russie. Le fait qu’il réussisse toujours à échapper à ses poursuivants renforce l’impression que nul n’a intérêt à ce qu’il soit capturé. Une chose est sûre : l’homme combattra jusqu’à la mort. Seul reporter étranger présent à Grozny lors de la reprise de la ville par les troupes russes, en 2000, Anne Nivat veut, dans la nuit tragique du 2 février, s’assurer que le chef rebelle, que l’on dit blessé, est toujours en vie. Dans l’hôpital de fortune où s’entassent les victimes, elle entrouvre une porte : « Bassaïev était allongé sur une table, le visage gris, et le docteur Khassam s’apprêtait à l’amputer à la scie électrique, sans anesthésie. » Dans une mise en scène macabre, l’opération sera filmée et diffusée sur la chaîne russe NTV : Bassaïev endure tout sans un cri.
Pour ceux qui suivent la guerre de près, avec son cortège d’informations tronquées ou truquées, Bassaïev n’est pas forcément l’instigateur de la prise d’otages de Beslan : il pourrait avoir été informé des modalités de l’opération après coup et l’avoir revendiquée pour faire parler de lui. Il est vrai qu’il n’a plus rien à perdre. Peu lui importe qu’on le prétende, contre toute évidence, financé par Oussama Ben Laden, alors que la résistance tchétchène est exsangue : « Ce n’est pas le cas, mais j’aimerais bien ! » rétorque, en guise de provocation, celui qui nie être un terroriste et en impute aux Russes le triste privilège. Lors de la dernière apparition du Tchétchène, l’imprimé de son tee-shirt « Contre le terrorisme » jurait avec le lance-grenades qui lui barrait la poitrine. Mais la dérive furieuse du personnage n’est-elle pas à l’image du désespoir de deux peuples englués dans un conflit qui a déjà fait plus de 200 000 morts, civils pour la plupart, et dont nul n’entrevoit l’issue ?

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