Les élus et les exclus

De Madrid à Amsterdam en passant par Bruxelles, Rome et Montréal, ils sont environ un million et demi. Les uns restent au bord de la route, les autres s’intègrent. Tous n’entretiennent pas les mêmes liens avec leur pays d’origine…

Publié le 28 février 2005 Lecture : 17 minutes.

Espagne
Quand passent los Moros …
Comme la démocratie, l’immigration est une expérience récente en Espagne. Récente et brutale. Voilà un pays qui ne comptait pas plus de 198 000 résidents étrangers en 1981, et qui en accueille aujourd’hui 1,7 million. Un chiffre auquel il suffit d’ajouter celui des immigrés clandestins, environ 1 million, pour constater que la population étrangère y a été multipliée par quatorze en vingt ans. De quoi faire basculer dans la xénophobie une société aussi hermétique sur le plan religieux que l’a été la société espagnole au cours de son histoire.
Et l’objet de cette xénophobie, ce n’est pas tant l’immigré équatorien, baptisé et hispanophone, ni le Roumain, latin lui aussi. Encore moins le très catholique Polonais. L’étranger, le vrai, celui dont l’intégration pose problème, c’est le musulman, le Marocain. « El Moro », comme on dit ici pour lui signifier que, depuis son expulsion d’Espagne à la fin du XVe siècle par les Rois Catholiques, cette terre est devenue, et restera, une forteresse de la chrétienté. Qu’il ne saurait y avoir, en somme, d’intégration sans assimilation. Un sentiment que l’historienne et spécialiste du monde arabe, Gema Martín Muñoz, a souvent dénoncé : « L’argument le plus répandu aujourd’hui dans la population, c’est que les musulmans ne sont pas capables de s’intégrer dans la société espagnole, et qu’ils représentent une source de conflit potentiel pour notre identité. Des hommes politiques, responsables des questions d’immigration, ont souhaité publiquement que les besoins en main-d’oeuvre soient couverts par les pays d’Amérique latine et d’Europe de l’Est, puisque le catholicisme, disent-ils, est un facteur clé d’intégration. » Et ce qui fut dit fut fait. En 2000, lors d’un processus de régularisation de sans-papiers, le nombre de dossiers rejetés chez les Marocains, Algériens et Pakistanais s’est élevé à plus de 50 %. Ceux des Équatoriens et des Colombiens, en revanche, ont été acceptés à 76 %.
En mars 2002, 7 000 saisonniers marocains se sont retrouvés sans emploi, contraints à errer des jours entiers en quête de nourriture dans les rues de Huelva (Andalousie), parce que les agriculteurs de la région, pour lesquels ils devaient travailler, avaient décidé à la dernière minute d’embaucher des Polonaises pour la cueillette des fraises. Et tout le monde avait encore en mémoire la honteuse « chasse au Maure » organisée en février 2000 par les habitants d’El Ejido, toujours en Andalousie, sous prétexte qu’une jeune fille avait été tuée par un déséquilibré marocain. Si les images de cette folie collective (ouvriers agricoles frappés, logements brûlés, commerces vandalisés, etc.) ont ému l’Europe et le Maghreb, elles n’ont guère entamé le racisme ambiant. Ni dans les campagnes, ni d’ailleurs dans les salons. Car c’est bien le président du Forum pour l’intégration sociale de l’immigration, Mikel Azurmendi, qui déclarait en février 2002 que « le multiculturalisme est une gangrène de la société démocratique ».
Mais il serait injuste de ne pas signaler que la société démocratique, elle aussi, fait entendre sa voix. Syndicats, ONG et partis de gauche n’hésitent pas à dénoncer les incitations à la haine raciale. Même si le vrai combat, celui qu’il faut mener chaque jour contre les injustices et les abus, ce sont les organisations d’immigrés qui le mènent. Une tâche devenue plus difficile encore dès qu’il a été établi que la plupart des auteurs des attentats islamistes du 11 mars 2004 étaient d’origine marocaine. Pourtant, la grande vague d’« islamophobie » qu’on attendait n’a pas déferlé, reconnaît Mustapha el-Mrabet, le président de l’Association des travailleurs et immigrés marocains d’Espagne (Atime). Plus de peur que mal, en réalité, puisqu’on n’a pas eu à déplorer de représailles aveugles. Il faut dire que l’extrême droite raciste, celle qui prospérait à l’ombre d’Aznar, s’est retrouvée sonnée après sa cuisante défaite électorale. Avec les socialistes, l’espoir semble renaître.
En attendant, les quelque 400 000 Marocains établis en Espagne s’efforcent de vivre normalement. Et quand on se sent rejeté par la société, vivre normalement, c’est vivre entre soi. En organisant sa vie autour du travail, de la famille et de la religion. Car la mosquée, plus que jamais, devient ce lieu de rencontre qui manque tant aux Marocains dans l’espace public espagnol. Et tant pis si, ce faisant, ils renforcent leur image de musulmans « inintégrables ».
Aujourd’hui, ce sont surtout des jeunes et des diplômés qui franchissent le détroit de Gibraltar, et 32 % d’entre eux sont des femmes. Du coup, la donne change. Car celles-ci font preuve d’une plus grande capacité d’adaptation que les hommes. Reste que l’intégration devrait être le résultat d’un effort mutuel, et qu’il serait temps pour un grand nombre d’Espagnols de comprendre que l’époque est révolue où les musulmans n’avaient le choix qu’entre la valise et la conversion. Comme il est temps pour eux d’admettre qu’un immigré a des droits. Il est vrai que cette mentalité d’un autre âge a été encouragée par l’ultralibéralisme du gouvernement Aznar, peu soucieux de ces choses-là, et par ses postures guerrières à l’égard du Maroc. Comme en juillet 2002, quand il fit donner son armada pour reprendre l’îlot Leila, ou Persil.
Heureusement, la politique du gouvernement de Luis Rodríguez Zapatero est en rupture totale avec cet état d’esprit. Conscient des dégâts diplomatiques causés par son prédécesseur, il a tenu à rappeler dès le 15 avril, dans son discours d’investiture, que « le Maroc exige et mérite une attention préférentielle et des relations qui visent à une entente profonde ». En juillet, le ministre de la Justice annonçait que l’État allait financer le culte musulman, et qu’il entendait promouvoir la présence de musulmans dans les médias publics. Près de 200 salles de prière, sur un total de 233, pourraient ainsi sortir de la quasi-clandestinité dans laquelle elles survivent actuellement. Autre initiative qui mettra sans doute du baume au coeur des Maghrébins d’Espagne, la mise en oeuvre d’un pacte national d’immigration, qui permettra de faire respecter les droits des immigrés et de lutter contre les phénomènes de rejet.
Il faut également ajouter à ce dispositif gouvernemental l’action du roi lui-même, dont la visite d’État au Maroc du 17 au 19 janvier dernier, la première depuis la mort de Hassan II en 1979, semble avoir donné le signal d’une amitié retrouvée. Alors qu’il était resté très discret pendant qu’Aznar faisait monter la pression entre les deux pays, Juan Carlos n’a pas tardé à faire pencher la balance, dès que l’occasion lui en a été fournie, du côté de la réconciliation. Enfin, le 7 février, un processus exceptionnel de régularisation des immigrés clandestins a été lancé en Espagne. Ouverte à plus de 500 000 sans-papiers, cette mesure devrait bénéficier à plusieurs milliers de Marocains.

Belgique
« Pas tous les Marocains sont des voleurs »
Estimés à 140 000 en 1998, les Marocains de Belgique ne sont plus que 90 000 aujourd’hui. Cette réduction sensible s’explique par un taux de naturalisation particulièrement élevé (60 %). On aimerait que ce chiffre autorise l’espoir d’une immigration réussie, d’autant que plusieurs indices en disent long sur le désir d’intégration de cette communauté. Ainsi, les mariages mixtes progressent : selon une étude récente, une Marocaine sur cinq épouse un Belge. Parallèlement, on constate que, dans l’ancienne génération, on se fait dorénavant inhumer dans le pays d’accueil, et non plus forcément dans la terre d’origine.
La communauté marocaine, qui a célébré en 2004 ses quarante ans de présence officielle sur ce plat pays qui est devenu aussi le sien, compte quelque 250 000 personnes, naruralisés compris. Les Marocains constituent donc le premier groupe étranger non européen du royaume, devant les Turcs. Les étudiants, dont les effectifs oscillent bon an mal an entre 1 500 et 2 000, en font résolument partie dans la mesure où la durée de leur séjour n’est pas aussi provisoire que l’on pourrait le penser. Comme le souligne Merouane Touali, cofondateur du site www.wafin.be et doctorant qui consacre sa recherche à cette catégorie de MRE, les étudiants marocains, dès leur arrivée, n’ont plus guère l’intention de retourner au pays une fois leur diplôme en poche. Contrairement à leurs aînés arrivés dans les années 1970, ceux-là sont venus pour rester ! « Dans les années 1960, les Marocains s’établissaient en Belgique grâce à des contrats passés avec des sociétés minières ou métallurgiques. Aujourd’hui, ils viennent sous contrats étudiants », explique ce jeune thésard.
Débarqués, conformément à l’accord belgo-marocain du 17 février 1964, les premiers immigrés marocains, majoritairement originaires du Rif (Nord), étaient venus, après les Polonais et les Italiens, renforcer la main-d’oeuvre réclamée par l’industrie minière et sidérurgique. Sauf que la plupart d’entre eux étaient arrivés bien avant la signature de la convention, qui ne faisait en réalité qu’entériner des pratiques déjà en cours. Mieux encore, 1964 est précisément l’année où les premiers effets de la crise charbonnière se font sentir, et le personnel diplomatique en charge du recrutement reçoit dès lors l’ordre de cesser les embauches de « jeunes Marocains en bonne santé ». Entretemps, cette première génération qui a passé sa vie à la perdre dans les mines a fait venir, via le regroupement familial, femmes et enfants.
Aujourd’hui, les descendants de ces travailleurs prennent indéniablement une part de plus en plus visible dans la vie du pays. D’abord au niveau politique, où l’on recense un nombre incroyable d’élus, hommes et femmes, d’origine marocaine, avec, comme figure de proue, Fadila Laanan, ministre de la Culture à la Communauté française de Belgique. Il en va de même dans la sphère économique ou dans le monde des arts, où émergent de jeunes talents comme Sam Touzani ou la réalisatrice Yasmine Kassari.
Mais tous ne sont pas parvenus à trouver leur place en Belgique. Parmi eux, la comédienne Loubna Azabal a néanmoins pris sa revanche. Ignorée dans son Bruxelles natal, l’actrice a entamé, depuis qu’elle s’est installée à Paris, une carrière des plus prometteuses. Mais tout le monde n’a pas le courage, quand on a déjà quitté son pays, d’aller encore voir ailleurs. « Certains jeunes de la troisième génération se retrouvent dans la même situation que leurs parents : précarité des contrats, bas salaires, tâches d’exécution et conditions de travail pénibles. Certains parviennent toutefois à faire des études supérieures, mais ils se heurtent alors à de la discrimination », confiait voilà peu Nouria Ouali, chercheur en sociologie à l’Université libre de Bruxelles à un quotidien belge. Échec scolaire et chômage sont le lot de nombreux jeunes issus de l’immigration. Et quand l’ascenseur social est en panne, la radicalisation et la délinquance deviennent tentantes, venant renforcer les préjugés xénophobes. Que le dramaturge belge Arne Sierens éprouve le besoin de faire d’une évidence, Pas tous les Marocains sont des voleurs, le titre d’une de ses pièces, même si c’est pour dénoncer la banalité du racisme quotidien, est révélateur de la nature de cette cohabitation qui dure depuis quarante ans.

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Italie
« Marocchini… ma non troppo »
Dans un village perdu du Maroc profond et inutile, un jeune berger, baladeur vissé sur les oreilles, surveille son troupeau. Dans le lecteur, une méthode audio pour apprendre l’italien ! Cette anecdote en dit long sur l’eldorado qu’est devenue l’Italie aux yeux de la jeunesse du royaume. Le profil de ces nouveaux migrants se distingue sur plus d’un point de celui de leurs aînés partis dans les années 1970, époque bénie qui ignorait les visas. Ces derniers, des pères de famille d’origine rurale guère instruits, multipliaient les allers-retours entre le Maroc et l’Italie. Ne pensant pas s’installer à l’étranger, ils voulaient juste amasser de l’argent pour l’investir au bled. Depuis les années 1990, les candidats à l’émigration sont des jeunes célibataires issus des banlieues urbaines du triangle formé par les villes de Kénitra (au nord), d’Essaouira (au sud) et de Beni Mellal. À l’inverse de la génération précédente, ils ont fréquenté l’école, et le facteur économique n’est pas l’unique raison de leur départ.
Les ressortissants marocains sont ceux qui ont le plus bénéficié des lois successives de régularisation (1986, 1990, 1996 et 1998) : 27 615 d’entre eux ont obtenu un permis de séjour au cours de cette période. Aujourd’hui, ils sont quelque 227 000, tout juste derrière les Roumains (240 000). L’expansion de la communauté marocaine est telle que « Marrocchino » est devenu synonyme d’immigré.
Comme il s’agit d’une immigration relativement jeune, la présence féminine, qui découle le plus souvent du regroupement familial, reste encore faible (23 % en 1998).
Contrairement à leurs compatriotes établis en Europe du Nord, les Marocains qui s’installent en Italie n’ont pas bénéficié d’une « politique d’attraction de la main-d’oeuvre » et, du coup, sont contraints d’inventer des façons de s’intégrer professionnellement et socialement. Si, depuis peu, on assiste à l’émergence d’une petite minorité d’entrepreneurs marocains (patrons de restaurants ou de commerces alimentaires), l’écrasante majorité est confrontée à une grande précarité. Il suffit de passer quelques jours à Milan ou à Turin pour croiser une pléthore de Marocains qui se sont improvisés vendeurs à la sauvette ou essuyeurs de pare-brise. Beaucoup n’ont d’autre choix que de passer d’un métier à l’autre. Marchands ambulants un jour, ils peuvent le lendemain se retrouver à l’usine, dans les champs, serveurs dans un restaurant ou contrebandiers. Trouver un emploi salarié semble relever du miracle depuis le 11 septembre 2001. « À l’agence d’intérim, ils ont été clairs avec moi. Les employeurs ne veulent plus recruter d’Arabes. Ils en ont peur », raconte Driss, un jeune Casablancais qui vit en Italie depuis le début des années 1990. S’il est parvenu à obtenir des papiers, il est aujourd’hui en passe de les perdre faute d’emploi stable. « Je pourrais moi aussi vendre de la cocaïne et verser 3 000 ou 5 000 euros à un patron pour qu’il me fasse un faux contrat. Mais je n’ai pas envie de toucher à ça », poursuit-il. Alors que faire ? Retourner au Maroc ? « Pas question ! À moins que l’on ne m’expulse. » Promulguée en 2002, la loi Bossi-Fini, du nom du leader de la Ligue lombarde et de celui du chef de l’extrême droite, contribue au retour de l’immigré à la clandestinité une année sur deux : le permis de séjour est valable un an, et les formalités nécessaires à son renouvellement durent huit mois. Autrefois terre d’émigration, l’Italie peine à assumer son nouveau statut de pays d’immigration, et les ouvrages haineux d’Oriana Fallaci à l’encontre de l’islam ne contribuent pas à apaiser le climat.

Pays-Bas
Les sujets de Beatrix
A Amsterdam ou à Rotterdam, une victoire des Lions de l’Atlas, captée grâce à la parabole, est fêtée avec autant de ferveur patriotique qu’à Casablanca ou à Tanger, et par presque autant de monde. Dans certains quartiers, plus du tiers des adolescents sont sujets chérifiens, ou plutôt sujets doubles, de Mohammed VI et de Beatrix. Des chiffres étonnants, surtout si l’on sait que l’émigration des Marocains vers les Pays-Bas est assez récente. Elle a commencé de façon officielle en 1969, avec la signature entre les deux pays d’un accord sur la main-d’oeuvre. Formellement, cette émigration n’a d’ailleurs duré que quatre ans, puisque, à la suite du choc pétrolier et de la crise de 1973, l’accord fut annulé. En fait, les flux se sont maintenus sous forme de regroupement familial. Il y eut aussi très vite un fort courant d’émigration clandestine. Une étude menée parmi un échantillon représentatif de la communauté marocaine (300 000 personnes au total) a montré que seuls 13 % des travailleurs étaient entrés aux Pays-Bas dans le cadre de l’émigration officielle. Les autres avaient travaillé en France puis avaient pris le chemin du Nord, ou bien ils étaient arrivés directement du Maroc en déjouant les contrôles. Plusieurs rondes de légalisation avaient donné à tous des papiers.
La façon dont la main-d’oeuvre fut recrutée entre 1969 et 1973 est caricaturale. Des délégations parcoururent la campagne marocaine à la recherche de jeunes hommes solides et à la dentition parfaite. Des officiels, souvent véreux, jouaient les intermédiaires. Comme on l’a vu plus haut, le regroupement familial fit le reste, d’où une forte « régionalisation » de l’émigration : 80 % viennent du Rif. Il y avait là une convergence d’intérêts entre les patrons néerlandais, qui voulaient une main-d’oeuvre peu instruite et donc docile, et les autorités marocaines, qui n’étaient pas fâchées de voir les Rifains décamper : plus de 70 % étaient analphabètes et n’avaient aucune perspective d’avenir sur place. L’une des conséquences les plus frappantes de ce « péché des origines » est la totale absence d’une classe intellectuelle marocaine aux Pays-Bas. On en est à peine à fêter les premiers étudiants qui réussissent à accéder à l’université, alors qu’en France les Marocains titulaires d’un doctorat sont légion.
L’image que donnent plusieurs études consacrées à la communauté marocaine aux Pays-Bas est sombre. Échec scolaire, stagnation au bas de l’échelle sociale, acculturation, tous les maux semblent la frapper. Seul un quart des Marocains en âge de travailler a effectivement un emploi, et les deux tiers de ceux qui travaillent le font dans les catégories socioprofessionnelles les plus basses. Quant aux femmes, c’est encore pire : le pourcentage de celles qui travaillent est pratiquement négligeable. Les Marocains habitent les quartiers les plus vétustes et ils ont à l’école le plus faible taux de réussite. Les jeunes qui veulent travailler se heurtent à une discrimination systématique. Comment s’étonner après cela que ce soit eux qui, avec les Antillais, remplissent les colonnes de la (petite) délinquance.
Au contraire des Turcs et des Surinamiens, qui forment les deux premières communautés étrangères aux Pays-Bas, les Marocains se caractérisent par un conflit de générations exacerbé. La plupart des familles sont déchirées par les conflits entre le père, souvent analphabète et attaché aux traditions du pays, et les fils, qui lorgnent du côté de l’argent facile et d’un style de vie qui doit plus à MTV qu’au Coran. Et lorsque les fils prennent eux aussi le chemin de la mosquée, cela n’arrange pas nécessairement les choses : ils sont nombreux à céder aux sirènes du fondamentalisme, voire du djihadisme. L’assassinat du cinéaste Theo Van Gogh par un jeune islamiste marocain, Mohammed Bouyari, en est l’illustration la plus récente et la plus choquante. Autant que les Néerlandais, la première génération des Marocains, celle des « pères », celle qui veut vivre sa vie sans se faire remarquer, a été bouleversée par ce drame qui l’a subitement exposée à la lumière des médias du monde entier.
Si les pères donnent l’impression de n’avoir pas quitté leur Rif natal, c’est aussi parce que la communauté marocaine est celle qui entretient les liens les plus étroits avec son pays d’origine. L’ambassade à La Haye, les consulats à Amsterdam, Rotterdam et Den Bosch, les filiales des banques marocaines, les mosquées, les associations forment un réseau très dense. L’influence des autorités marocaines est telle qu’elle occasionne régulièrement des frictions avec le gouvernement néerlandais, qui voudrait bien que les Marocains s’émancipent de la tutelle de Rabat et deviennent des citoyens à part entière. Au cours des dernières années, on peut quand même parler d’une évolution dans le sens souhaité par La Haye. Alors que dans les années 1980 Hassan II recommandait publiquement à ses sujets de ne pas prendre part aux élections locales, Mohammed VI a adopté une attitude plus conciliante, doublée d’une offensive de charme envers la classe politique et les médias néerlandais. Les invitations à visiter Rabat (et Marrakech…) pleuvent, chacun est appelé à constater sur place que le royaume se modernise et se démocratise. Quant aux Marocains de Beatrix, ils sont laissés libres de s’intégrer autant qu’ils le veulent dans leur nouvelle patrie. En seront-ils capables ? Les Néerlandais de souche sauront-ils et voudront-ils les accepter ? L’assassinat de Van Gogh aura-t-il été une péripétie ou laissera-t-il une division profonde entre les deux communautés ? C’est tout l’enjeu – vital – des prochaines années.

Canada
Les juifs ont ouvert la voie
Face à la masse des quelque 3 millions de Marocains qui vivent à l’étranger, les quelque 35 000 qui sont installés au Canada ne font pas le poids (même si on leur ajoute les 10 000 Canadiens qui ont déclaré avoir des origines marocaines lors du dernier recensement de 2001). Intégrée dans une société américaine, la communauté marocaine des rives du Saint-Laurent semble oubliée du royaume, tant par les autorités que par les médias. L’erreur a été partiellement réparée en mai 2004 par la ministre déléguée chargée des Affaires des communautés expatriées, Nouzha Chekrouni, qui s’est rendue au Canada. Une première qui est une façon de reconnaître que les 3 000 Marocains qui s’exilent chaque année au Canada depuis 2001 (et dont 80 % s’installent au Québec) représentent un nouveau flux d’immigration qui mérite attention.
Ce sont les juifs marocains qui ont été les pionniers à la fin des années 1950, en répondant à des sollicitations d’associations juives canadiennes ou américaines. « L’imaginaire collectif et le mythe américain de pouvoir se faire soi-même ont également beaucoup joué dans cet exode des juifs marocains vers le Québec », explique Yolande Cohen, professeur d’histoire à l’Université du Québec, à Montréal. Beaucoup devinrent chercheurs, enseignants ou cadres moyens. Le Québec offrait la possibilité de réussir même sans argent, « ce qui, à l’époque, n’était pas possible en France ». Ce n’est que vers la fin des années 1960 que les Marocains musulmans (surtout des hommes) empruntent la même route pour trouver du travail ailleurs que chez l’ancien colonisateur, suivis, au milieu des années 1980, par leurs femmes et leurs enfants. À partir de cette période, des échanges universitaires entre le Maroc et le Québec permettent aux étudiants de venir se former à Montréal, Laval ou Québec. Mais le contingent s’est tari quand les subventions se sont arrêtées. « Aujourd’hui, la vie est dure pour un étudiant marocain, car nous payons quatre à cinq fois plus que les Québécois pour entrer à l’université », regrette Zacharia Ouardirhi, président de l’Association des étudiants marocains au Canada. Les universités québécoises n’en attirent pas moins les jeunes Marocains. « Tout en étant intégrées dans un système continental nord-américain, où leurs diplômes sont reconnus aux États-Unis, les universités québécoises restent beaucoup moins chères que leurs homologues américaines », précise Yolande Cohen. Et puis, on y parle français…
Malgré l’esprit d’ouverture de la société québécoise et la volonté gouvernementale de soutenir l’organisation des communautés culturelles, notamment grâce à des subventions, les MRE, installés pour la grande majorité à Montréal, affrontent encore quelques problèmes. Ils ont du mal à s’adapter au mode de vie américain. Il arrive que certaines familles soient passablement secouées quand l’homme doit retourner à ses études pour faire valider ses qualifications, tandis que la femme trouve du travail grâce à la discrimination positive… Autre source de difficultés : tous les diplômes marocains ne sont pas reconnus, notamment dans les domaines protégés par de fortes corporations comme la médecine ou le droit, sans oublier la nécessité de maîtriser l’anglais pour obtenir un travail. Pourtant, Zacharia Ouardirhi est formel : le Québec donne sa chance à qui décide de s’accrocher. Et des associations, regroupées au sein de la Fédération marocaine du Canada, ainsi que des médias destinés à la communauté (comme le journal Atlas Média) permettent aux immigrés de s’entraider. Les ressortissants du royaume peuvent aussi compter sur la bonne réputation de leur pays auprès des Québécois, grâce au tourisme. « Au début des années 1990, les Québécois ne savaient même pas où se situait le Maroc, explique Ouardirhi. Aujourd’hui, ils se montrent plus curieux. Et pour nous, c’est plus gratifiant… » Reste l’hiver canadien. « Il n’y a qu’à apprendre à skier et à patiner. Puis à attendre l’été pour pouvoir jouer au foot… »

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