Le général et les disparus

Héros malgré lui d’un feuilleton politico-judiciaire qui défraya la chronique dans le cadre de l’affaire toujours pendante des « disparus du Beach », arrêté en 2004 en France, puis relâché après de multiples interventions, Jean-François Ndenguet, patron d

Publié le 28 février 2005 Lecture : 8 minutes.

« Alors est venue la très injuste séquestration dans les prisons de France. Là aussi, Dieu était avec moi. Pas un seul instant je n’ai douté, pas une seule fois je n’ai été pris de panique. C’est à genoux que, dans une prière fervente et sincère, j’ai dit : Seigneur, que Ta volonté soit faite. Dieu m’a délivré de prison et a confondu mes ennemis. » Ainsi s’exprimait Jean-François Ndenguet, général de brigade et patron de la police congolaise, lors d’une allocution prononcée à l’occasion de son mariage religieux en la cathédrale de Brazzaville, il y a quelques mois. Même si les voies de Dieu sont par définition impénétrables, force est de constater que l’arrestation, puis la libération à Paris, il y a un peu moins d’un an, de l’une des figures les plus connues de la galaxie Sassou Nguesso ne devaient rien à un quelconque miracle et tout à un dossier qui ne cesse de défrayer la chronique franco-congolaise : l’affaire dite des disparus du Beach. La brève incarcération de cet homme de 52 ans, qui a mobilisé, l’espace de quarante-huit heures, l’Élysée et le Quai d’Orsay sur injonction du président congolais, est devenue le symbole inacceptable des ingérences de la raison d’État dans une affaire de justice, aux yeux des uns, et, pour les autres, l’exemple type des abus de pouvoir commis par des « petits juges » en mal de compétence universelle. Au coeur de ce scandale : la disparition d’un nombre toujours indéterminé de réfugiés, lors de leur retour au port fluvial de Brazzaville (le Beach) en 1999. Aucune liste précise de victimes ou bourreaux présumés n’ayant jamais été publiée, les estimations varient en effet d’une douzaine à… quatre cents. Qu’il le veuille ou non, Jean-François Ndenguet est l’homme au centre de cette tourmente politico-judiciaire. Qui est-il ? Que s’est-il réellement passé entre le 1er et le 3 avril 2004 ? Comment est-il ressorti libre de la prison de la Santé, à Paris ? Pour la première fois, le chef de la police congolaise livre sa vérité.
Mbochi d’Obouya, non loin d’Oyo, le « village » de Denis Sassou Nguesso, Jean-François Ndenguet est devenu flic après avoir tâté de l’enseignement. Licencié en sociologie-psychologie, prof de français dans un lycée de Brazzaville, il est admis à l’école de police en 1973 et aussitôt envoyé en formation à l’étranger : Lyon, en France, puis Bucarest, dans la Roumanie de Ceausescu, où il restera trois ans. Diplomate en Allemagne, en Italie, puis au Zaïre, avec un réel talent pour le renseignement, Ndenguet est nommé directeur de l’immigration à son retour au pays en 1990. Deux ans plus tard, lorsque Pascal Lissouba accède au pouvoir, Ndenguet, dont la ressemblance physique avec son mentor est déjà frappante, fait partie de la soixantaine d’officiers « nordistes » proches de Sassou exclus de l’armée. Renvoyé dans ses foyers, privé de solde, il vivote dans l’entourage de l’ancien président puis entre dans une semi-clandestinité d’où il ne sortira que le 5 juin 1997, quand éclate la guerre civile.
Jean-François Ndenguet se bat – dans le camp de Sassou, bien sûr – et se bat bien. Chef du « Front 300 » (Moungali et plateau des Quinze-Ans) à Brazzaville, puis patron de l’arrière, il est blessé par un tir d’hélicoptère et soigné à Libreville, avant de remonter en première ligne. Octobre 1997 : de retour au pouvoir, Denis Sassou Nguesso le nomme directeur général de la police. Ndenguet, alors colonel, tente de mener à bien le désarmement des milices, au prix de durs accrochages avec les Cobras et les Ninjas. De l’affaire du Beach, qui survient peu de temps après, le DG de la police dit ne rien connaître, ou presque. Pour une simple raison : le contrôle des frontières et de l’immigration n’est pas de son ressort. Mais il a son idée : s’il n’exclut pas que des bavures et des règlements de comptes aient pu avoir lieu à l’occasion du rapatriement des réfugiés, « il n’y a eu aucun enlèvement prémédité, assure-t-il, ni aucun assassinat commandité par le pouvoir ». Une position en tout point semblable, on s’en doute, à celle du gouvernement congolais.
Au faîte de sa carrière, Jean-François Ndenguet va vivre dans sa chair une épreuve terrible. Un soir de juin 2003, alors qu’il rentre d’Oyo, son véhicule tout-terrain sort de la route et s’écrase en contrebas. Il y a deux morts et deux blessés graves, dont lui-même. Désincarcéré après des heures d’attente, il est transporté dans le coma vers Brazzaville, où l’on diagnostique une hémorragie interne due à l’enfoncement généralisé des côtes. Affrété sur ordre de la présidence, un avion spécial l’emmène à l’hôpital du Val-de-Grâce, à Paris : il y restera six mois, dont quarante-cinq jours en état comateux. Persuadé d’être un miraculé, sauvé par la grâce de Dieu et de Sassou, Ndenguet reprend peu à peu son service et effectue à ce titre, à la mi-mars 2004, une mission en France. « Une mission auprès de notre ambassade à Paris, assure-t-il, avec un ordre dûment signé du président, afin de mener des contacts avec le service de coopération technique de la police. » Son travail achevé, Jean-François Ndenguet décide de rester quelques jours en famille dans l’appartement qu’il possède à Meaux, en région parisienne. C’est là que l’affaire du Beach va le rattraper. Voici le récit qu’il nous en a fait.
« Jeudi 1er avril, 13 heures. Je suis seul chez moi, devant mon ordinateur, lorsqu’on frappe à ma porte. Quatre gendarmes de la brigade de Meaux me présentent un mandat d’arrêt signé du juge d’instruction Jean Gervillié et me prient de les suivre. Je prends mon passeport diplomatique et mon ordre de mission, je laisse un mot à ma femme et je les suis, en jogging et en baskets. Dès notre arrivée, l’un des gendarmes téléphone au Quai d’Orsay pour demander si mon statut me confère l’immunité. On lui répond que non. Alors le même gendarme appelle le juge Gervillié et lui dit : « Nous l’avons attrapé, le gros poisson est là ; non, ce n’est pas un poisson d’avril ! » Vers 17 heures, le juge passe une tête dans le bureau où je suis retenu. « Ah ! vous êtes là », me dit-il. Puis il s’en va. À 20 heures, soit sept heures après mon arrestation, mon interrogatoire par les gendarmes commence. Signification : « Crime contre l’humanité ». Première question : « Que savez-vous sur l’affaire du Beach ? » Je réponds : « Rien. » « Quels sont vos rapports avec le président Sassou ? » Je réponds : « Ils sont bons. » « Vous êtes le chef de la police, aidez-nous. » Je réponds : « Pas dans ce contexte », etc. À aucun moment on me dit ce qu’on me reproche, à moi personnellement – si ce n’est un « on vous aurait vu au Beach ». Cela dure non-stop jusqu’à 6 heures du matin le 2 avril, heure à laquelle on me donne enfin un gobelet de café avant de m’enfermer dans une des cellules de la brigade.
9 heures. Je n’ai pas dormi. L’interrogatoire recommence avec les mêmes questions et les mêmes réponses. Les deux gendarmes, un lieutenant et un adjudant, sont jeunes et polis. Cela dure jusqu’à 13 heures. Puis on m’emmène au tribunal de Meaux, où l’on m’assied dans un couloir. Je vois enfin mon épouse. Je bois un verre d’eau. Arrive le juge Gervillié, qui passe sans me saluer et dit aux gendarmes : « Mettez-le dans une cellule du parquet. » On me descend au sous-sol, pas loin des délinquants. Dans le couloir, je croise les opposants congolais Moungounga Nguila, ancien ministre des Finances de Lissouba, Me Missamou, ainsi que Touanga, principal animateur du Collectif des familles des disparus du Beach, et Toungamani. On se regarde sans se parler [à noter que, contactés par J.A.I., les intéressés démentent cette scène et affirment ne pas s’être trouvés au tribunal de Meaux ce jour-là, NDLR]. À 20 heures, on vient me chercher pour comparution. Dans la salle, face au juge Gervillié entouré de deux autres magistrats, il y a moi et mes deux avocats du cabinet Jacques Vergès. Pour la troisième fois, on me repose les mêmes questions. Cette fois, je refuse d’y répondre : « Relisez les procès-verbaux des gendarmes, tout y est. » « Vous êtes arrogant, votre attitude constitue une insulte à magistrat », me dit-on. 21 heures : la séance est levée. 22 heures : le verdict. Je suis mis en examen et écroué à la prison de la Santé. « Je vous fais une faveur, dit le juge, vous serez dans le quartier VIP. » Suit la traditionnelle réunion avec le juge des libertés, qui confirme mon placement sous mandat de dépôt malgré l’opposition farouche du procureur de la République accouru sur les lieux. « Libérez-le, je vous dis qu’il bénéficie de l’immunité diplomatique », insiste ce dernier. Rien n’y fait.
Il est minuit lorsque je quitte Meaux pour Paris dans une voiture banalisée, entouré de mes deux gendarmes. L’un d’eux me tend sa carte de visite et s’excuse : « C’est une affaire politique, je sais, mais j’ai reçu des ordres. » Arrivé à la Santé, on me remet un paquetage, un pyjama rayé, un matricule et on me prend en photo. Dans le couloir qui mène à ma cellule, je croise l’ancien PDG d’Elf, Loïk Le Floch-Prigent, qui fait les cent pas, un livre à la main. Le Floch me prend pour l’un des frères du président Sassou – la ressemblance, sans doute – et me salue avec effusion. Je lui rappelle qui je suis, et on promet de se parler le lendemain. Il est 1 heure du matin, le samedi 3 avril, quand je m’effondre sur mon lit après que les verrous eurent été refermés derrière moi. Je n’ai ni mangé ni dormi depuis plus de trente heures. »
Le sommeil de Jean-François Ndenguet sera de courte durée. Sans qu’il le sache, en effet, le téléphone fonctionne assidûment entre Brazzaville et Paris et, à Paris même, entre le Quai d’Orsay, la Place Beauvau (ministère de l’Intérieur), où Dominique de Villepin a pris l’affaire en main, et la Place Vendôme, où siège la Chancellerie. À 3 heures, le surveillant général de la Santé vient chercher son hôte dans sa cellule : « Vous êtes libre. » Ndenguet proteste : « Il fait nuit, laissez-moi jusqu’à 6 heures afin que je trouve un taxi. » Mais le surgé est inflexible : « Sortez tout de suite ; en prison, quand on vous libère, en général on ne traîne pas. » Jean-François Ndenguet sort, donc. Dehors, une petite foule l’accueille : l’ambassadeur du Congo Henri Lopès, des amis francs-maçons, les avocats, la famille… Le soir même, à 18 heures, il prend place dans un jet privé à l’aéroport du Bourget. Direction Brazzaville. Jean-François Ndenguet, qui est retourné en France depuis que la cour d’appel de Paris a, le 22 novembre 2004, annulé la totalité de la procédure le concernant, affirme ne pas craindre le pourvoi en cassation formulé par les plaignants. « La justice française sait corriger ses erreurs, confie-t-il dans le salon de sa villa de Ouenzé, et je n’ai rien à voir dans cette affaire, si affaire il y a. » Reste que, lors du discours prononcé à l’occasion de son mariage religieux, le général a eu cette phrase : « Le président de la République a pesé de tout son poids de chef d’État pour obtenir ma libération et me ramener dans mon pays. » C’est dire, donc, si ce dossier-là est politique au moins autant que judiciaire et relève de la raison d’État plus que de celle des tribunaux. Désormais remis de l’annus horibilis qu’il vient de vivre, Ndenguet est un homme apparemment serein, qui a rencontré Dieu. Les mystères du Beach, eux, demeurent intacts…

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