La grande peur des médecins

Destinée à faciliter l’accès de la médecine privée au plus grand nombre, la réforme de l’assurance maladie doit entrer en vigueur en juillet 2005. Mais le projet reste flou et n’a pas dissipé toutes les inquiétudes des professionnels de la santé.

Publié le 28 février 2005 Lecture : 9 minutes.

La santé n’a pas de prix, mais elle a un coût. L’État et la sécurité sociale sont-ils prêts à le payer, et comment ? La question peut sembler incongrue, car la Tunisie affiche des indicateurs sociaux flatteurs : une espérance de vie de 73 ans, une mortalité infantile presque ramenée au niveau des pays développés, et une prise en charge gratuite des patients dans les 168 hôpitaux et 2 028 dispensaires publics… Pourtant, le système de couverture sociale qui faisait sa fierté commence à accuser de sérieuses lacunes. Alors que leur coût ne cesse d’augmenter, les dépenses médicales sont de moins en moins bien remboursées. La dépense globale de santé représente plus de 1 600 millions de dinars tunisiens (environ 990 millions d’euros). Mais la moitié de son coût est à la charge des ménages, l’État n’en finance que 30 %, et les deux caisses de Sécurité sociale, la CNSS et la CNRPS, 20 %.
Pour mieux répartir l’effort et soulager le portefeuille de ses concitoyens, le président Zine el-Abidine Ben Ali a promis de réformer l’assurance maladie. Discutée pour la première fois en Conseil des ministres restreint le 16 février 1996, inscrite en bonne place sur son programme de campagne à la présidentielle de 1999, cette réforme a finalement mis plus de neuf ans à aboutir. Ses grandes lignes sont désormais arrêtées, et elle devrait entrer en vigueur au 1er juillet 2005. Normalement…
« La population attend beaucoup de cette réforme, explique Hédi, cadre administratif dans une société de bureautique. Car pour les Tunisiens, deux choses passent avant tout : l’éducation et la santé. Or, aujourd’hui, il y a une médecine à deux vitesses. Les riches vont dans le privé ou en clinique sans trop se soucier de la dépense. Les pauvres, eux, doivent se contenter de la promiscuité de l’hôpital. Les gens de la classe moyenne, comme moi, se retrouvent face à un dilemme à chaque fois que quelqu’un de leur famille tombe malade. S’ils vont à l’hôpital, ce sera gratuit, mais cela suppose la perte d’une à deux journées de travail, entre le transport et l’attente. Il peut y avoir une queue de 100 à 200 personnes les jours de consultations. Aux urgences, c’est encore pire ! Et si on n’a pas de « connaissances », on n’est même pas sûrs d’être correctement soigné. Le privé est plus rapide et, surtout, on se sent davantage en sécurité. Mais la visite chez un généraliste coûte entre 10 et 15 dinars, et entre 20 et 25 dinars chez un spécialiste. Avec les médicaments, cela fait souvent le double. Et, en pratique, malgré les cotisations sociales payées sur nos salaires, on n’a pas droit au remboursement. »
De fait, actuellement, cette possibilité est réservée à une minorité (moins de 15 % de la population) : certaines catégories de fonctionnaires, les bénéficiaires de mutuelles payantes et les salariés des grandes entreprises couvertes par une assurance groupe. À l’issue de la réforme, il sera possible, sous certaines conditions, de se faire rembourser les soins du privé. Une révolution qui va « changer la vie ». En instaurant enfin une complémentarité entre secteurs public et libéral, elle permettra aussi à l’hôpital de se recentrer sur ses missions premières : le traitement des pathologies lourdes, la recherche et l’enseignement.
La réforme sera financée par une hausse des cotisations sociales, qui passeront à 6,75 % (contre 4,5 % aujourd’hui). L’Union européenne, via une aide budgétaire de 40 millions d’euros, et la Banque européenne d’investissement, à travers un prêt de 110 millions d’euros (destiné à la mise à niveau de l’hôpital), apporteront un soutien financier non négligeable à l’opération. Concrètement, les assurés sociaux auront le choix entre trois régimes, aussi appelés filières de soins : la filière publique, la filière remboursement et la filière du tiers payant. Les assurés choisissant la filière publique accéderont sans restriction à toutes les structures sanitaires étatiques, en déboursant juste le prix du ticket modérateur (quelques dinars). Ceux qui opteront pour le remboursement pourront s’adresser au prestataire de leur choix, public ou privé, avanceront la totalité des frais, et seront remboursés par les caisses, sur la base du taux conventionnel négocié. Enfin, le régime du tiers payant – le plus séduisant sur le papier – dispensera l’affilié de l’avance des frais, même s’il consulte dans le privé : il s’acquittera uniquement du ticket modérateur. La caisse paiera directement le prestataire de soins.
Pour bénéficier de ce dernier régime, l’assuré devra cependant s’inscrire auprès d’un médecin traitant, choisi en début d’année, pour une durée de douze mois tacitement reconductible. Ce médecin référent le soignera ou le dirigera vers un spécialiste. Le patient ne pourra plus, sauf exceptions (gynécologie, ophtalmologie, pédiatrie), décider de son propre chef de consulter un spécialiste. Ou alors il ne sera pas remboursé. Ce dispositif doit permettre de freiner le nomadisme médical et limiter la surconsommation. Les dépenses liées aux maladies ordinaires seront prises en charge dans la limite d’un plafond annuel – on parle de 500 dinars par an. Au-delà de ce seuil, le malade paiera de sa poche, sauf s’il est hospitalisé ou souffre d’une maladie longue ou chronique.
Voilà pour la théorie. Mais, en pratique, de nombreuses incertitudes demeurent. Et l’opacité règne. La sensibilisation du grand public n’a pas commencé. Aucune estimation globale du coût de la réforme n’a été communiquée. Aucune précision, non plus, sur la tarification des consultations chez un généraliste ou un spécialiste, sur le taux de remboursement des médicaments ou des analyses biologiques. Nos demandes d’entrevues effectuées en fin d’année dernière, à Tunis, tant auprès du ministère des Affaires sociales que de la direction de la Cnam (Caisse nationale de l’assurance maladie), sont ainsi restées vaines. Et chacun, des médecins aux directeurs de clinique, en passant par les pharmaciens ou les laborantins, s’interroge pour savoir à quelle sauce il va être mangé.
Les médecins du privé sont à la fois inquiets et réticents. « Cette réforme, nous la demandons depuis vingt ans, mais nous ne voulons pas en être les boucs émissaires, explique le Dr Zied Bellamine, un des négociateurs du Syndicat des médecins libéraux de Tunisie. Nous avons un peu le sentiment que les architectes passés de cette réforme étaient avant tout obsédés par l’idée de maîtrise des coûts. C’est un souci légitime. Car le régime du tiers payant est inflationniste. Correctement indemnisée, la dépense de santé devient indolore pour l’assuré. Mais les dispositifs imaginés pour limiter les dérives sont ultracoercitifs. Nous avons des raisons de redouter des ingérences de l’administration dans notre pratique, au motif que nous prescririons trop. Les sanctions prévues vont jusqu’au déconventionnement, ce qui, dans le nouveau système, revient à une condamnation à mort du médecin libéral. Et la loi du 2 août 2004 ne présente pas à nos yeux de garanties suffisantes. Car, en cas de litige entre le praticien et la caisse, il est spécifié que c’est le ministère des Affaires sociales qui tranche en dernier ressort. Or le ministère est forcément juge et partie. C’est inacceptable. Il existe des procédures d’arbitrage légal. Nous souhaiterions pouvoir les utiliser en cas de litige. »
Les praticiens, cueillis à froid pendant l’été 2004, se sont donc violemment opposés à un projet qui revient, à leurs yeux, à réglementer leur activité. Leur mobilisation, en septembre dernier, en pleine campagne présidentielle, n’est pas passée inaperçue. Elle constitue peut-être une des explications du remplacement de Chedli Neffati par Rafaâ Dekhil aux Affaires sociales, en novembre 2004.
Autre point d’achoppement, concernant cette fois-ci les pharmaciens : les modalités de remboursement, par les caisses, des achats effectués par les affiliés au régime du tiers payant. « La profession est en crise depuis qu’on nous a obligés à réduire fortement nos marges bénéficiaires, en 1996, s’insurge Chedly Fazaâ, le secrétaire général du Syndicat des pharmaciens d’officine. Nombre d’officines sont déjà au bord du dépôt de bilan. Nous ne voulons pas nous transformer demain en banquiers de l’assurance maladie. Nous devons être sûrs que les caisses rembourseront dans un délai raisonnable. Cela suppose la mise en place d’un système de transmission informatisé des données. Pour l’instant, nous ne voyons rien venir. Moins d’une pharmacie sur deux est informatisée. Est-ce que nous devrons nous équiper à nos frais et former le personnel à l’utilisation de l’outil informatique ? Ce serait faire supporter aux professionnels de la santé une partie du coût de la réforme, et cela non plus n’est pas acceptable. » À ce sujet, préoccupations des médecins et des pharmaciens se rejoignent, car moins d’un cabinet médical sur cinq est aujourd’hui informatisé.
Face aux nombreuses difficultés liées à un passage rapide au tiers payant, beaucoup plaident pour un report, ou, à défaut, une mise en place graduelle. On estime que près de un Tunisien sur deux opterait d’emblée pour ce système avantageux. Pour les citoyens comme pour l’UGTT, la centrale syndicale tunisienne, renoncer à mettre en oeuvre le tiers payant serait vider de sa substance la réforme. « Les citoyens ne verraient alors pas la différence entre l’ancien et le nouveau système, car, pour la plupart, ils n’auraient pas les moyens d’avancer des sommes importantes pour se faire soigner dans le privé en attendant d’être remboursés », explique un représentant de la centrale.
Le manque de concertation entre autorités et syndicats professionnels est le dernier reproche qui revient en permanence. La confiance a disparu en 2001, à l’occasion de la présentation de la précédente mouture de la réforme, finalement enterrée sous la pression du corps médical (voir J.A.I. n° 2155-2156). Le projet s’organisait autour de la notion de « médecin capité » : choisi, en début d’année par l’assuré, ce généraliste devait être payé au forfait par les caisses ou par l’État, indépendamment du nombre d’actes réalisés au bénéfice du patient. Habitués au paiement à l’acte, les médecins libéraux s’étaient élevés contre cette tentative de fonctionnariser de manière rampante leur profession, et avaient obtenu gain de cause en 2002. Les médecins restant une corporation influente, le pouvoir n’a pas souhaité les heurter frontalement. Au sein du parti du président, le RCD (Rassemblement constitutionnel démocratique), comme auprès de certains technocrates associés à l’élaboration de la réforme de l’assurance maladie, on ne se gêne pas cependant pour éreinter, mezza voce, le corporatisme des syndicalistes médicaux. : « Ils prétendent parler au nom de la profession, mais, en réalité, ils défendent surtout les intérêts des médecins établis depuis longtemps, dont les pratiques, en matière de transparence fiscale, sont loin d’être toujours exemplaires. Les jeunes praticiens, qui peinent à s’établir faute de clientèle, ont, eux, tout à gagner à une réforme qui solvabilisera les assurés. » Le problème du chômage des jeunes médecins est en effet préoccupant. 600 diplômés sortent chaque année des quatre facultés de médecine du pays. Si environ 120 sont recrutés par l’hôpital, les autres doivent se mettre à leur compte. Or le marché est saturé tandis que les coûts d’installation sont très élevés.
Le Dr Jilani Daboussi, député-maire de Tabarka, directeur de clinique et président de la fédération de la santé, une des composantes de l’Utica, le patronat tunisien, veut croire que les malentendus entre médecins libéraux et pouvoirs publics finiront par être dépassés. « Les débats se sont cristallisés autour de cette question, alors qu’en réalité les points de vue sont conciliables. Sur les tarifs comme sur les conventions-cadre. Le coût de la médecine privée ne représente que 6 % à 7 % de la dépense globale de santé. Une goutte d’eau comparée aux postes « hospitalisation » et « médicaments », qui absorbent chacun plus de 400 millions de dinars par an. » La nomination à la direction de la Cnam de Naceur Gharbi en remplacement de Sayed Blel, en novembre 2004, a été accueillie comme un signe d’ouverture. Gharbi, qui a dirigé la Siphat, une entreprise pharmaceutique publique, qu’il a affiliée à l’Utica, est réputé plutôt ouvert au dialogue. C’est lui qui va maintenant piloter la réforme, sous l’autorité de son ministre de tutelle. Pour l’instant les choses en sont là. Elles n’ont pas bougé depuis décembre. La mise en place du tiers payant au 1er juillet 2005 semble plus que compromise, les préparatifs ayant pris trop de retard. « On nage dans le flou, s’inquiète un syndicaliste médical. On espère que les pouvoirs publics ne vont pas nous sortir un lapin de leur chapeau fin juin et nous placer devant le fait accompli. »
Il y aurait pourtant urgence à ne pas se précipiter. La réforme de l’assurance maladie est en effet bien plus qu’une promesse de campagne du président Ben Ali : c’est une décision qui engage, pour plusieurs décennies, l’avenir du système de santé tunisien. Et ne peut réussir que si les médecins jouent le jeu…

La Matinale.

Chaque matin, recevez les 10 informations clés de l’actualité africaine.

Image

Contenus partenaires