Jusqu’où ira l’opposition ?

Sanctions de la communauté internationale, marches et manifestations, les nouvelles autorités font l’unanimité contre elles. Mais qui sont leurs adversaires à l’intérieur du pays ? Quel est leur poids ? Ont-ils les moyens de leurs ambitions ?

Publié le 28 février 2005 Lecture : 8 minutes.

Après l’annonce de la mort de Gnassingbé Eyadéma le 5 février, il a fallu quelques jours pour que les bataillons de l’opposition togolaise sortent, enfin, de leur torpeur. Peu à peu enivrés par l’espoir de voir un régime vieux de quarante ans prendre fin, ils ont finalement osé crier leur refus d’assister à la monopolisation du pouvoir par la « dynastie Gnassingbé », tout en dénonçant violemment la « lâcheté de la France ». La mobilisation populaire, d’abord timide, s’est donc amplifiée, confortée par la fermeté de la pression internationale, notamment panafricaine, et par un appel unanime de l’opposition togolaise.
Celle-ci a su taire ses divisions pour profiter de l’effervescence de la rue. Après tout, « nous n’avons pas de chars, nous n’avons pas d’armes, notre légitimité viendra du peuple », affirment en choeur ses leaders. Pour Jean-Pierre Fabre, le secrétaire général de l’Union des forces du changement (UFC) – le parti de Gilchrist Olympio, aujourd’hui en exil à Paris, et sans doute la principale force politique opposée au Rassemblement du peuple togolais (RPT) d’Eyadéma -, « il faut que les choses s’accélèrent. Il faut continuer à contester jusqu’à ce que Faure s’en aille. Il faut que les Togolais occupent la ville sans répit. » Encouragé par les dizaines de milliers de manifestants – on les estime à plus de 25 000 – qui ont défilé à Lomé le 19 février, Fabre promet des « marches quotidiennes à partir du 26 février »… Si le président autoproclamé n’a pas quitté le pouvoir d’ici là.
Et après ? Qui de l’opposition pourrait occuper le siège présidentiel en cas de départ de Faure Gnassingbé ? Comment gouverner cinq millions de Togolais, divisés par des conditions de vie disparates et par de prétendues prérogatives ethniques ? Les intéressés prennent soin d’éluder ces questions – surtout la première -, tant elles ravivent les rancoeurs passées. Comme si la jeune opposition togolaise – elle est née en 1991 avec l’autorisation du multipartisme – n’avait de raison d’être que dans la contestation. Déchirée par les ambitions personnelles de ses leaders, focalisée sur les dysfonctionnements du régime Eyadéma, partagée encore sur la manière de prendre le pouvoir, est-elle aujourd’hui capable de l’exercer ?
Une chose est certaine : pour le moment, la rue, du moins celle de la capitale, croit en elle et exige l’alternance. Et peu importe son programme, puisque « peu de chose nous distingue les uns des autres au niveau strictement politique », concède Léopold Gnininvi, le leader de la Convention démocratique des peuples africains (CDPA).
Si elle prend aujourd’hui les allures d’une grande famille, l’opposition n’en est donc pas moins hétérogène. Les observateurs politiques différencient souvent les partis qui la composent à l’aune des parcours personnels de ses leaders. Schématiquement, ils semblent se diviser en deux catégories. D’un côté les radicaux, ceux qui peuvent se targuer de ne jamais avoir serré la main d’Eyadéma à l’instar de Léopold Gnininvi de la CDPA, de Gilchrist Olympio de l’UFC et de leurs acolytes. De l’autre, ceux à qui il est arrivé de partager la table du président défunt, comme Edem Kodjo de la Convergence patriotique panafricaine (CPP), Yawovi Agboyibo, président du Comité d’action pour le renouveau (CAR), Zarifou Ayéva du Parti pour la démocratie et le renouveau (PDR), et un nouveau venu sur la scène politique de l’opposition, Dahuku Péré, ancien président de l’Assemblée nationale devenu la principale figure du Pacte socialiste pour le renouveau (PSR).
Le poids de chacun est difficile à évaluer – « il le sera véritablement quand des élections libres et transparentes seront organisées », tranche un diplomate. Gilchrist Olympio, le président de l’UFC, jouit toutefois de son illustre ascendance. Fils du premier président assassiné du Togo indépendant, le richissime homme d’affaires parvient à faire oublier son absence du pays grâce à la seule évocation du nom de son père. Dans la rue, nombreux étaient d’ailleurs les manifestants à brandir une pancarte réclamant le retour d’Olympio. Un petit groupe de jeunes croisés au détour du quartier Bé clame sans retenue que « l’opposition, c’est l’UFC ! » Fort de sa légitimité historique, l’homme a toujours refusé de s’allier aux autres partis de l’opposition pour présenter une candidature unique.
« Une candidature unique ? C’est une blague à la sauce occidentale. L’union ne fait pas la force dans toutes les circonstances », lance Jean-Pierre Fabre. Surtout, le secrétaire général de l’UFC est certain de la victoire de son parti, lequel affirme enregistrer deux cents nouveaux militants par mois depuis 1993. Il est vrai qu’en 2003 c’est l’UFC, avec Bob Akitani, qui a remporté le plus de voix parmi l’opposition (34 %). Implanté dans tout le pays, l’UFC est fier de rassembler « les Minas tout comme les Kabyés », l’ethnie du nord du pays d’où est originaire feu Eyadéma. Alors pourquoi partager le pouvoir quand on le veut tout entier ?
Ancien professeur de physique qui a affûté ses armes militantes dès 1987, dans la clandestinité, Léopold Gnininvi s’est toujours, pour sa part, appuyé sur une base syndicale. Assis autour d’une immense table drapée de bleu, au siège de la CDPA, l’homme de 63 ans consent péniblement à dire qu’il peut compter sur « au moins dix mille militants sur tout le territoire ». Mais comment évaluer le nombre de ses électeurs quand on ne s’est jamais présenté aux législatives ? « J’ai toujours boycotté ce scrutin, car je savais qu’aucun changement ne serait possible dans le pays si l’on ne changeait pas d’abord de président », explique ce fumeur invétéré à la chevelure poivre et sel. En tout cas, la dernière élection présidentielle, en 2003, n’a crédité Gnininvi que de moins de 1 % des suffrages…
Le deuxième opposant après Olympio à s’être fait une place importante sur la scène politique est un homme de loi : Yawovi Agboyibo. L’avocat se félicite d’avoir eu des députés à l’Assemblée nationale et explique ainsi son « inéluctable » succès à venir. En 1994, au plus fort de son assise électorale, il pouvait compter sur 37 députés siégeant sous la bannière du CAR. C’est aussi l’époque où, avec Edem Kodjo, Premier ministre de 1994 à 1996, Agboyibo a flirté avec le pouvoir. Si le premier n’a pu convaincre ses camarades de l’opposition que sa présence aux côtés d’Eyadéma n’avait d’autre but que d’essayer de « changer les choses de l’intérieur », Agboyibo, lui, a su tirer son épingle du jeu. Sereinement, il explique : « J’étais, de 1985 à 1999, la petite fleur qui brille au milieu du marécage. » Peut-être aussi les quelques mois de prison effectués en 2002 l’ont-ils lavé de tout soupçon ?
Dahuku Péré, quant à lui, n’a pas réussi à gagner la confiance de l’opposition. « On m’a toujours considéré comme une taupe », se plaint celui qui, faute d’avoir pu fédérer les « réformateurs du RPT », milite aujourd’hui au PSR. Pur produit du système Eyadéma, cet ancien professeur de littérature propulsé à la tête de l’Assemblée nationale en 1994 pensait « faire du RPT un parti démocratique ». Ce n’est qu’en 2002 qu’il affiche ouvertement son désaccord avec le régime… et en est finalement exclu. « En me rapprochant de l’opposition, je suis devenu leur bouc émissaire. J’ai donc décidé après le 5 février de ne pas me mêler aux discussions de ces partis. » D’autres, tels que Ayéva et, surtout, Kodjo, se sont également murés dans le silence… À l’ombre de sa terrasse, alors que les manifestations battent leur plein, Péré affirme néanmoins qu’aujourd’hui, « telle qu’elle se présente, l’opposition n’a pas les moyens de prendre le pouvoir ».
Pour les partis visés, l’heure n’est de toute manière pas à la campagne présidentielle. Ils souhaitent donc ne pas aborder les questions qui fâchent. « Ce n’est que dans les moments d’extrême tension que nous parvenons à collaborer », admet Gnininvi, qui garde amèrement en mémoire « les occasions ratées, l’immense gâchis causé à force d’ambitions personnelles ».
Inutile de remuer le couteau dans la plaie quand « l’heure est si grave ». Six partis ont donc accepté de se constituer en collectif afin de définir un plan d’urgence pour destituer Faure Gnassingbé. Les deux idées forces de cette stratégie commune sont rapidement dégagées : un retour à la légalité constitutionnelle – « celle de 1992 » précise Fabre, puisqu’en 2002 une modification de la Constitution a été adoptée dans le but d’empêcher la candidature d’Olympio – et l’organisation des élections dans un cadre politique et démocratique acceptable pour tous.
Cette période d’incertitudes a au moins le mérite de laisser du temps à l’opposition pour imaginer le scénario de l’après-Faure. Chacun est conscient des difficultés qu’il lui faudra gérer avec l’alternance. « À la fin d’un long règne, tout pays est exposé à des turbulences », concède Gnininvi. Ainsi, que faire de l’armée qui tient les rênes du pouvoir depuis plus de quarante ans ? L’opposition est unanime sur ce point : il faudra qu’elle soit cantonnée dans ses casernes. Fabre promet d’organiser « des états généraux de l’armée pour la remettre à sa place ». Pour lui, « l’armée est une institution dont on a besoin, mais qui n’a d’autre mission que de faire respecter l’intégrité du territoire. Nous aurons une armée républicaine. » Reste à savoir comment…
Que faire encore des caciques du régime Eyadéma, qui occupent aujourd’hui les postes clés du pouvoir politique et économique ? Fabre, une fois encore, reste discret sur les projets de l’UFC. « Nous verrons en temps voulu », se borne-t-il à répéter. Gnininvi met en garde ceux qui veulent « plaquer une grille de lecture ethnique » sur ce point. « Il ne s’agit pas d’un problème avec les Kabyés, mais avec les clients du système Eyadéma. » Agboyibo a une vision beaucoup plus circonspecte. Pour lui, trois solutions sont envisageables. La première est pacifique et tient à l’organisation d’un véritable dialogue national. La deuxième consisterait à trouver « un De Klerk togolais », une hypothèse très improbable, puisqu’il manque au Togo un Mandela… Enfin, la dernière serait sanglante : la guerre civile. « Si l’opposition gagne les élections, elle s’attachera en premier lieu à limoger les responsables en place pour les remplacer par des gens de confiance. Cela risque d’ouvrir une véritable chasse aux sorcières », craint Agboyibo.
Afin de pallier ces débordements éventuels, l’avocat envisage de mettre sur pied une « Commission Vérité et Réconciliation ». « Il faut faire la lumière sur les crimes qui ont marqué l’histoire de notre pays. Chacun, de l’armée ou de la famille d’Eyadéma, sera considéré à l’aune de ses actions passées. J’entends également rendre justice jusqu’au bout aux victimes du régime en les indemnisant », conclut l’ancien président de la Commission nationale des droits de l’homme. Une façon comme une autre de tourner définitivement la page…
Ce collectif rassemble l’Alliance des démocrates pour le développement intégral (ADDI), présidée par le Dr Nagandja Kampatib, le Comité d’action pour le renouveau (CAR) de l’avocat Yawovi Agboyibo, la Convention démocratique des peuples africains (CDPA) du professeur Léopold Gnininvi, le Pacte socialiste pour le renouveau (PSR) de Me Jean Tchessa Abi, l’Union des démocrates socialistes du Togo d’Antoine Folly, et l’Union des forces du changement (UFC) présidée par Gilchrist Olympio, en exil à Paris, et représentée à Lomé par son secrétaire général, Jean-Pierre Fabre.

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