Gambie : le seul survivant ghanéen du massacre de 2005 raconte comment il a échappé aux « junglers » de Yahya Jammeh

En juillet 2005, 55 migrants ont été tués par un escadron de la mort de Yahya Jammeh. Martin Kyere était le 56e. Il reste le seul survivant. Il se bat pour que l’ex-dictateur gambien soit traduit en justice.

Le Ghanéen Martin Kyere est le seul survivant sur le 56 migrants qui ont été tués après avoir débarqués à Banjul, en Gambie, le 22 juillet 2005. © Manon Laplace pour Jeune Afrique

Le Ghanéen Martin Kyere est le seul survivant sur le 56 migrants qui ont été tués après avoir débarqués à Banjul, en Gambie, le 22 juillet 2005. © Manon Laplace pour Jeune Afrique

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Publié le 24 octobre 2018 Lecture : 7 minutes.

Sur la terrasse d’un hôtel de luxe du Cap Manuel, à la pointe sud de Dakar, Martin Kyere est assis face à l’océan. Une mer d’huile. Immobile et brillante. Cette même étendue sur laquelle ce Ghanéen de 38 ans, né à Berekum, s’est embarqué sur une pirogue, il y a treize ans.

Ce soir du 22 juillet 2005, Martin Kyere quitte la plage de Mbour, au Sénégal, avec l’Espagne en ligne de mire. Il y a 56 personnes à bord de l’embarcation. Des Ghanéens, principalement, mais aussi deux Sénégalais, des Nigérians, des Togolais, des Ivoiriens et un Gambien. Tous sont morts, massacrés par les « junglers », un escadron paramilitaire contrôlé par l’ex-dictateur gambien Yahya Jammeh. Tous, sauf lui.

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Quand il raconte les circonstances de cette « nuit sans ciel » et du massacre qui a suivi quelques jours plus tard, c’est d’une voix si basse qu’il faut prêter une oreille attentive. Cette nuit-là, la mer est démontée. L’embarcation doit normalement rejoindre un bateau de passeurs au large de Banjul, la capitale gambienne. Les vents sont forts. Si forts qu’ils manquent de renverser l’embarcation. Longtemps, l’esquif est chahuté par les vagues, pendant que les passagers scrutent les alentours en quête du bateau censé les mener vers l’Europe. En vain. Ils ne le trouveront jamais.

Ils décident alors d’accoster sur la plage de Barra, qui fait face à Banjul. Au palais présidentiel, sur l’autre rive du fleuve Gambie, les services de sécurité sont à cran. En ce jour de célébrations de la prise de pouvoir de Yahya Jammeh, le 22 juillet 1994, les services secrets craignent une tentative de coup d’État menée par des mercenaires étrangers. Alors, quand les 56 passagers de la pirogue débarquent, ils sont immédiatement arrêtés et placés en détention. Ils sont roués de coups. Après une semaine de détention, ils sont séparés en plusieurs groupes et conduits vers la Casamance, région méridionale du Sénégal frontalière avec la Gambie, où ils ont été tués.

Treize ans après, Yahya Jammeh s’est réfugié en Guinée équatoriale après avoir été écarté en janvier 2017. Martin Kyere et les familles des victimes de Yahya Jammeh cherchent toujours à traduire l’ancien président en justice, avec l’appui des ONG Human Rights Watch et Trial International. Martin Kyere en a fait le combat de sa vie.

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Jeune Afrique : Pourquoi vous êtes-vous retrouvés au large de Banjul, ce soir de juillet 2005 ?

Martin Kyere : Notre intention n’a jamais été de rejoindre Banjul. Nous rejoignions un bateau de passeurs avec lequel vous avions perdu le contact. Vers quatre heures et demi du matin, nous avons envoyé six hommes à Banjul pour joindre le capitaine. Ils ont été immédiatement poursuivis par la police. On nous a prévenu et nous avons accosté à Barra, tout près, vers cinq ou six heures du matin. Là, 25 ou 30 policiers armés nous ont arrêtés et conduits au poste de police.

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Vous êtes alors emmenés au quartier général de la Marine gambienne. Quand avez-vous réalisé que la situation devenait dangereuse pour vous ?

Dès que ces policiers et soldats sont venus nous chercher en pointant leurs armes sur nous. Quand ils nous ont emmenés au poste de police, il ont contrôlé nos identités, vérifié tous les papiers que nous avions sur nous. Certains d’entre nous ont été tabassés, ont perdu leurs dents, étaient attachés les mains dans le dos à moitié nus. Il y avait beaucoup de sang. On nous a pris tout notre argent. Moi, j’avais 1 500 dollars rassemblés par des amis et de la famille pour partir en Europe.

Pendant votre détention, parveniez-vous à entendre ou identifier d’où venaient les ordres ?

Tout ce que nous savions c’est que nous étions entre les mains de la police et qu’ils avaient le contrôle sur nous. On parle de 200 policiers, militaires ou forces de sécurité. Nous ne connaissions pas la Gambie, nous ne pouvions identifier personne.

Départ de Yahya Jammeh pour la Guinée équatoriale, janvier 2017. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

Départ de Yahya Jammeh pour la Guinée équatoriale, janvier 2017. © Sylvain Cherkaoui pour Jeune Afrique

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Comment se déroulaient les interrogatoires ? Avez-vous compris que vous étiez soupçonnés d’être des mercenaires venus mener un coup d’État ?

Au début, on nous a juste fait écrire nos noms. On a pris nos identités, nos empreintes et nos dépositions. Nous avons passé une semaine en détention, à neuf dans une cellule. Dans la mienne, il y avait Lamine Tunkara, un Gambien. Nous dormions sur le sol et on nous donnait à manger chaque après-midi.

Nous n’étions jamais interrogés. Nous n’avions aucune idée de ce dont on nous suspectait, il n’y avait aucun signe. Nous pensions qu’on nous détenait simplement parce que nous étions des migrants, ça semblait logique.

Que vous a-t-on dit, lorsque vous avez pris la route en direction de la Casamance ? À quel moment avez-vous pris conscience qu’on avait ordonné votre exécution ?

Après une semaine de détention, nous avons été emmenés au milieu de la nuit. Quinze personnes, dont deux femmes. Nous avons voyagé à bord d’un pick-up blanc, encadrés par trois soldats avec des ceintures de balles en bandoulières et des coutelas. À cet instant, ils nous ont dit que nous allions être libérés.

Mais, rapidement, ils ont enlevé nos chemises et nous ont attaché les mains dans le dos. À un moment, un homme s’est plaint de ses liens qui étaient trop serrés. Un soldat a sorti son coutelas et frappé sa colonne vertébrale. Le sang a jailli. Un autre homme a pris un coup de machette dans l’épaule, jusqu’à avoir son bras en partie détaché.

Le pick-up était en route, et on savait qu’on allait mourir, alors on a essayé de défaire nos liens. Je suis parvenu à libérer mes mains. Nous arrivions dans la forêt et le pick-up a ralenti. Alors, j’ai sauté dans des buissons. Les soldats me tiraient dessus, mais j’ai couru sans regarder en arrière.

J’ai réussi à me cacher. Un peu plus tard j’ai entendu quelqu’un crier “Que Dieu nous sauve”. Il y a eu de nouveaux coups de feu, puis plus rien. Le pick-up est repassé, il était vide. Il est parti vers la droite, je suis parti vers la gauche. J’ai marché trois jours dans la forêt, puis j’ai trouvé un village.

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Yahya Jammeh, en novembre 2016. © Jerome Delay/AP/SIPA

Yahya Jammeh, en novembre 2016. © Jerome Delay/AP/SIPA

La vérité, c’est qu’on a été arrêtés par des policiers et tués par des « junglers »

L’enquête sur ces faits est menée essentiellement par des ONG, Human Rights Watch et de Trial International. Vous en appelez à l’intervention de votre gouvernement sur ce dossier. Pourquoi ? 

Je veux voir le gouvernement ghanéen prendre cette question en main et traduire Jammeh en justice. Le Ghana a le devoir de protéger les Ghanéens dans leur pays et en dehors. Il doit prendre cette affaire plus au sérieux, enquêter, contacter les autorités gambiennes pour entamer des poursuites.

C’est en premier lieu au Ghana de se saisir de cette enquête, car les victimes étaient principalement ghanéennes. Le Ghana doit réclamer l’extradition de Yahya Jammeh. Au moins 40 Ghanéens sont morts et personne n’a été arrêté ! Vous imaginez ? Il y a un manque d’intérêt du gouvernement pour son peuple. L’engagement du pays n’est pas à la hauteur.

En 2009, la Gambie et le Ghana ont signé un mémorandum d’accord dédouanant le gouvernement gambien de toute responsabilité dans cette affaire. Les familles ont ensuite reçu des dédommagements financiers, mais il n’y a eu aucune arrestation. Que pensez-vous de cet accord ? 

À ce moment-là, Jammeh était toujours au pouvoir. C’est pour cela que le gouvernement gambien a été déclaré non coupable. La vérité, c’est qu’on a été arrêtés par des policiers et tués par des « junglers ». Ce sont les autorités gambiennes qui nous ont détenus dans les cellules de l’État gambien.

Tous ces gens ont été tués par des militaires gambiens. La personne responsable de tout cela est Yahya Jammeh, il n’y a pas le moindre doute en ce qui me concerne. Pour moi, comme pour les familles des victimes, le renversement de Yahya Jammeh en 2017 a signifié que la vérité ne serait plus cachée.

Ma vie, aujourd’hui, c’est de chercher à ce que justice soit faite. Chaque minute, de chaque heure, de chaque jour

Pensez-vous que la Guinée équatoriale acceptera un jour d’extrader Yahya Jammeh ?

Il s’est réfugié là-bas, mais cela ne veut pas dire qu’il est à l’abri de la justice. On parle d’un criminel qui a tué énormément de gens. Peu importe qu’il ait été président ou non. Mais cela dépend aussi des instances internationales, comme la Cedeao ou l’Union africaine. Si Jammeh doit comparaître devant une Cour, la Guinée équatoriale ne sera pas en mesure de le cacher.

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C’est en tout cas ce que j’espère. Qu’il se retrouve face à une cour de justice. Et cela peut être possible si le gouvernement ghanéen montre plus d’intérêt à ce dossier. Mais je ne vois pas cela arriver si le Ghana ne change pas sa manière de gérer l’affaire.

Ma vie, aujourd’hui, c’est de chercher à ce que justice soit faite. Chaque minute, de chaque heure, de chaque jour. Car si j’obtiens justice aujourd’hui, d’autres obtiendront justice demain. Ce serait un signal envoyé au continent africain tout entier. Un message aux dictateurs : ce qu’ils font aujourd’hui, ils le paieront demain.

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