De la mine au tiroir-caisse
Hier ignorés, traités comme des esclaves, ils ont fait souche. S’ils ne rentrent plus au pays que pour les « facances », ils rapportent encore gros au royaume.
La rencontre entre Français de France et Marocains du Maroc s’est faite il y a plus d’un siècle, mais, jusqu’à la Première Guerre mondiale, les premiers – marchands, colons, fonctionnaires ou militaires – ont été presque les seuls à franchir la Méditerranée. Il faudra quatre années d’un conflit meurtrier pour que les Marocains, qui avaient pris part à l’effort de guerre aux côtés de la France, parviennent à partager leur découverte d’un nouveau continent avec leurs compatriotes et pour que Paris se décide à attirer ces derniers sur le sol français.
Après la nouvelle saignée de la guerre de 1939-1945 – marquée par la déclaration, lue dans toutes les mosquées, du sultan Mohammed Ben Youssef, le futur Mohammed V, mettant ses goumiers au service du général de Gaulle et des alliés -, l’émigration marocaine est comme retombée en léthargie. À la charnière du demi-siècle, les Marocains volontaires pour l’exil prirent surtout la route des champs de bataille d’Indochine, où ils écrivirent les dernières pages de l’histoire coloniale de l’empire, tandis que, chez eux, s’engageait la lutte pour l’indépendance, finalement acquise en 1956.
Changement de décor dès le début des années 1960 : les contingents de Marocains, le plus souvent originaires du Souss et de l’Atlas, qui déferlent vers la France ne portent plus l’uniforme. Ce sont pour la plupart des « gueules noires » appelées à s’engouffrer dans les puits des mines du Nord et du Pas-de-Calais. Les conditions de leur recrutement au Maroc par les agents des houillères s’apparentent à de véritables razzias. Dans la région d’Agadir, on se souvient encore d’un certain Félix Mora, un ancien militaire qui sélectionnait les jeunes gens rabattus par les chefs de village en les faisant défiler torse nu devant lui sous un soleil de plomb « pour tester leur comportement dans la chaleur des mines de charbon ». Un coup de tampon vert sur la poitrine, un numéro sur l’épaule, et c’était parti pour toute une série d’examens médicaux, jusqu’à l’entrée des foyers de Roubaix et de Tourcoing, où les passeports étaient confisqués pour éviter le repentir tardif de ceux qui n’auraient pas supporté semblables méthodes.
Cette importation « des bras et des biceps », une immigration temporaire d’hommes célibataires, jeunes (le gros de la troupe a moins de 25 ans), sains, sous-qualifiés, sous-payés et sans véritable espoir de promotion sociale, logés dans des baraques, qu’on avait arrachés pour les trois quarts au Sud marocain, constitue le socle de la présence marocaine en France. Un socle qui s’élargit très vite : Citroën, Simca, Renault, dans la périphérie parisienne, ouvrent toutes grandes aux Marocains les portes des citadelles ouvrières de l’automobile. Et ils sont bientôt plus de 130 000, ces déracinés condamnés à « bosser » sans protection sociale dans les banlieues rouges, tout en rêvant au retour au pays qui leur permettra de profiter enfin des fruits de leur labeur.
C’est cependant surtout en France que l’on commence à s’intéresser à eux. Au Maroc, en revanche, ils font un peu figure de « disparus ». Certes pas dans leurs familles ni dans leurs douars, où les mandats qu’ils y envoient se chargent d’entretenir l’affection. Mais dans les administrations et dans les ministères. Sans parler du silence réprobateur du jeune roi Hassan II, pour qui l’émigration est une tache sur la monarchie, un rappel du protectorat, un aveu de faiblesse. Presque une trahison. D’autant qu’à Poissy, à Flins ou à Gennevilliers, par l’intermédiaire des travailleurs marocains, des liens se sont noués entre les syndicats français (notamment la Confédération générale du travail, CGT, représentée en force) et les exilés de la gauche marocaine, étudiants de l’Union nationale des étudiants marocains (Unem), socialistes de l’Union nationale des forces populaires (UNFP, la future USFP) et communistes en délicatesse avec le Palais.
Tout en tentant d’organiser les ouvriers marocains afin de les protéger contre le patronat français, Mehdi Ben Barka, Abderrahim Bouabid et Abderrahmane Youssoufi les gagnent aussi à leurs idées, pour le moins critiques vis-à-vis du régime de Rabat. À la Maison du Maroc et à l’Association des Marocains de France (AMF) de la rue Serpente, à Paris, se mitonne une culture politique originale, particulièrement virulente, qui marque l’insertion de la communauté marocaine dans la vie associative et partisane française. En mars 1965, lors des manifestations de solidarité avec les émeutiers au Maroc, dans « le comité pour la vérité sur l’affaire Ben Barka », puis, trois ans plus tard, en mai 1968, ce sont les intellectuels français qui viennent à leur tour cautionner les « subversifs » marocains : Charles-André Julien, Jean-Paul Sartre, Michel Foucault, Claude Mauriac, Gilles Deleuze, Jacques Derrida et bien d’autres, penseurs, écrivains ou universitaires renommés, n’hésitent pas à se ranger sous des banderoles en arabe et en français. La réplique de Rabat est alors purement policière, à travers des amicales téléguidées par les « services » qui s’efforcent de réduire les contestataires au silence, sans oublier de récompenser les plus dociles : « Le refus de ces structures est synonyme de mort sociale : perte d’emploi, de logement, de statut, avec, en sus, la menace d’ennuis lors des retours au Maroc », témoigne l’écrivain Zakya Daoud. Il faudra des années aux Marocains résidant en France pour déloger des foyers et des entreprises ces travailleurs sociaux d’un genre très particulier.
Pendant ce temps-là, la population marocaine immigrée en France ne cesse d’augmenter et de se transformer. En 1974, sous le septennat de Valéry Giscard d’Estaing, lorsque éclate la crise pétrolière et que la peur du chômage provoque, pour un temps, l’arrêt officiel de l’immigration, les Marocains sont déjà près de 300 000. Contrairement à ce qu’ils avaient déclaré à leur arrivée – parce que telle était sans doute alors leur conviction -, les pionniers sont le plus souvent restés en France. Les nouveaux venus, en ces « années de plomb », n’ont pas davantage envie de retourner dans leur pays. Ils s’installent. Au prix d’une partie des économies qu’ils réservaient à leurs projets « là-bas », ils s’empressent dorénavant de quitter ici, dès que possible, leurs sinistres foyers de célibataires pour s’installer plus durablement dans des logements décents.
Les concernant, circulaires, ordonnances et autres lois sur la carte de séjour, la prévention de l’immigration clandestine, les contrôles d’identité ou l’asile politique ne cessent de traduire, côté français, les atermoiements des différentes majorités politiques. Autant de mesures et contre-mesures qui manifestent le désarroi d’un pouvoir-balancier confronté à une immigration tout à la fois nécessaire à la croissance économique, conforme aux droits de l’homme et à la morale républicaine, mais aussi redoutée par un nombre croissant de citoyens – et d’électeurs…
Dans ce contexte, les Marocains concentrent leurs efforts sur une stratégie qui consiste, pour l’essentiel, à utiliser toutes les ficelles de la réglementation sur le regroupement familial afin que leurs proches soient autorisés à venir les rejoindre. Les entrées en France sous ce dernier motif ne tardent d’ailleurs pas à dépasser en nombre celles qui sont liées à un contrat de travail. En conséquence, avec l’arrivée des femmes et la naissance des filles, l’immigration se féminise – au point de tendre, aujourd’hui, à l’équilibre entre les sexes. Simultanément, elle se diversifie, tant sur le plan géographique – issus désormais de tout le Maroc, les MRE (Marocains résidant à l’étranger) se répartissent dans l’ensemble de l’Hexagone – que professionnel : les agriculteurs, les employés et les petits commerçants qui s’installent par dizaines de milliers changent d’une manière spectaculaire le visage de la communauté marocaine en France. La durée moyenne des séjours s’allonge. La mobilité professionnelle se répand dans les diverses couches de l’immigration, la scolarisation des enfants progresse. De nouvelles générations de diplômés prennent leur place sur le marché du travail. Les mariages mixtes se multiplient, ainsi que les naissances d’enfants qui deviendront français à leur majorité.
Une floraison d’associations de toute nature – sportives, culturelles ou d’entraide sociale – accompagne ces mutations et cette dispersion. L’AMF, restée « scotchée » au noyau ouvrier traditionnel, a éclaté. En 1982, quelques mois après l’élection de François Mitterrand, la création de l’Association des travailleurs marocains de France (ATMF), où les urbains éduqués sont mieux représentés, porte la marque de l’arrivée des nouvelles générations ainsi que d’un tournant dans les relations entre le pouvoir et les organisations d’immigrés marocains. Réunis par leur commune appartenance à la gauche et, bientôt, à la mouvance altermondialiste, ils apprennent à affronter ensemble les agressions racistes d’une extrême droite qui se déchaîne contre les « basanés ». Des hommes nouveaux, tel Ali el-Baz, arrivé en France après les temps héroïques, prennent la tête d’organisations dont l’objectif principal devient la lutte, par tous les moyens, contre toutes les formes de discrimination et d’exclusion, que ce soit dans l’emploi, le logement ou… les boîtes de nuit. Le foot et les fêtes rassemblent davantage que les grèves et les manifestations. Aux structures rigides héritées d’un syndicalisme de combat se substituent désormais des réseaux plus souples qui font participer les Marocains à l’émergence de la société civile. Mehdi Qotbi, qui a constitué un « lobby » particulièrement efficace pour développer les relations entre « décideurs » et entrepreneurs de part et d’autre de la Méditerranée, en est la preuve vivante.
Au Maroc, l’émigration, jadis taboue, a été reconnue par les institutions. Les MRE ont enfin acquis une visibilité, au point que le roi Mohammed VI va en personne (et en chemisette !) leur souhaiter la bienvenue dans ce port de Tanger où des centaines de milliers de vacanciers débarquent chaque année. À Rabat, on a nommé une ministre chargée de la communauté marocaine résidant à l’étranger, tandis que la Fondation Hassan-II pour les MRE témoigne d’une manière concrète de la sollicitude de l’actuel souverain à leur égard. Comment aurait-il d’ailleurs pu en être autrement alors que les transferts d’argent opérés depuis la France par les immigrés représentent, dans la balance commerciale du Maroc, un revenu comparable au produit de toutes les activités liées au tourisme ?
Bien que l’heure soit à l’intégration dans le pays d’accueil, les Marocains manifestent, devises à l’appui, une fidélité sans faille à la terre de leurs ancêtres. Le volume des transferts d’argent augmente même d’année en année. Le pécule confié à la famille restée « au pays » est de plus en plus souvent remplacé par les investissements qu’autorise une réglementation des changes particulièrement libérale : les MRE ont toute latitude d’importer ou d’exporter des devises sans limitation de montant et d’ouvrir des comptes en dirhams convertibles, à la seule condition que ces opérations soient exécutées par le canal de banques agréées. La plus grande partie de ces fonds se retrouve sur le marché de l’immobilier où les clients sont parfois pourchassés avec tant d’ardeur qu’ils se plaignent d’être confondus avec « un sac à devises » !
Sans pour autant se diluer totalement, la communauté marocaine en France est donc devenue plus ouverte, plus complexe. Certains de ses membres ont acquis la nationalité française, d’autres, non. Quelques-uns pratiquent un islam exigeant, tandis que d’autres esquivent les contraintes du ramadan. Tous les enfants ne parlent pas forcément l’arabe. Nombreux sont les binationaux qui ont réussi à organiser leur vie professionnelle ou quotidienne de manière à « zapper » entre deux espaces, le pays d’origine et le lieu d’installation. L’identité, au fur et à mesure qu’elle se nuance, est moins souvent subie qu’elle n’est choisie, revendiquée. De nombreuses têtes d’affiche des lettres, des arts, du spectacle ou des affaires – Roschdy Zem, Jamel Debbouze, Sapho, Fatima Hal, Tahar Ben Jelloun, Mohamed Goulahiane (fondateur de l’agence de voyages Safar Tour) et bien d’autres – surfent avec éclat sur la nouvelle vague des célébrités marocaines.
Aujourd’hui, on peut donc affirmer que la communauté marocaine en France est arrivée à maturité. Près d’un million d’individus de première, deuxième ou troisième génération la composent. Comment répondre aux questions posées par autant de situations particulières ? Comment défendre des personnes ayant des destins, des comportements, des statuts aussi différents ? Comment les associer aux décisions qui les concernent ? Comment concilier la nécessaire diversité de cette population avec les problématiques communes qui la parcourent, tant sur le plan politique (concernant notamment le droit de vote dont elle est pour le moment encore privée dans son pays d’origine) que pratique (les mariages, les successions, les retraites ou les formalités administratives, parfois à l’origine de difficultés inextricables) ou financier (à l’heure où le codéveloppement ferait presque figure de slogan) ?
Depuis près de trois ans, plusieurs associations franco-marocaines ont tenté de créer une structure qui réponde aux préoccupations de l’ensemble des Marocains de France tout en assurant leur représentation devant les autorités, tant marocaines que françaises. Les premières élections, organisées le 21 novembre 2004, n’ont déplacé (parfois, sur plusieurs centaines de kilomètres) que quelques milliers de votants. C’est peu, au regard de l’importance de la communauté. Mais c’est beaucoup, si l’on prend en compte le nombre réduit des bureaux de vote, le manque d’informations et l’attitude dissuasive de certaines amicales. Assez, en tout cas, pour laisser vivre l’idée.
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