Comment sortir du piège libanais

Qu’il ait ou non commandité l’assassinat de Rafic Hariri, le régime baasiste devra jouer serré pour échapper aux représailles israélo-américaines.

Publié le 28 février 2005 Lecture : 6 minutes.

La Syrie était fragile avant l’assassinat de Rafic Hariri. Aujourd’hui, elle est en danger. La bombe qui a explosé sur le passage de l’ancien Premier ministre libanais, à Beyrouth, le 14 février, menace désormais de faire sauter le régime syrien lui-même. À en juger par la pression sans relâche qu’ils exercent sur Damas pour l’obliger à évacuer le Liban – en l’accusant à mots à peine voilés d’être à l’instigation de l’assassinat d’Hariri -, les États-Unis, en particulier, semblent bien décidés à renverser le gouvernement du président Bachar al-Assad. Toujours portés par leur rêve messianique de « démocratiser » et de remodeler le Moyen-Orient, les néoconservateurs de Washington font campagne en ce sens. Et les dirigeants arabes ont très peur que la région, déjà secouée par la guerre en Irak, ne soit encore plus gravement déstabilisée.
Amr Moussa, le secrétaire général de la Ligue arabe, s’est précipité à Damas, devançant de peu le général Omar Souleimane, le patron des services de renseignements égyptiens. Tous deux ont conseillé à Assad de désamorcer la crise en appliquant les accords de Taëf, qui prévoient un retrait progressif des troupes syriennes du Liban. Plus de deux cents intellectuels syriens, dont plusieurs leaders de l’opposition, ont lancé un appel analogue, afin d’asseoir les relations entre les deux pays sur une base plus saine.
La cause essentielle de l’attitude des Américains est évidemment la situation en Irak. Confrontés à une insurrection nationaliste et religieuse, ils sont convaincus que, pour l’emporter, il leur faut interdire toute intervention étrangère dans la zone des combats. Or ils soupçonnent la Syrie de laisser des combattants s’infiltrer en Irak, à travers une frontière qui ressemble à une passoire, mais aussi d’héberger d’anciens fidèles de Saddam Hussein. Bref, de servir de base arrière à l’insurrection.
Parallèlement, les responsables israéliens ont lancé une campagne de diabolisation du Hezbollah – le mouvement chiite installé au Sud-Liban qui se trouve être le principal allié de la Syrie – et plaident pour sa mise hors d’état de nuire. Les États-Unis leur apportent leur appui et pressent les Européens, en particulier la France, de condamner le Hezbollah en tant que groupe terroriste.
La France n’en a rien fait. Pour elle, le Hezbollah est l’un des acteurs importants de la scène politique libanaise, qu’on ne saurait ignorer ni écarter d’un revers de main. Pour la grande majorité de l’opinion arabe, en revanche, c’est un mouvement de libération nationale qui est parvenu à chasser Tsahal du Sud-Liban, après vingt-deux ans d’occupation. Si Israël déteste le Hezbollah, c’est essentiellement parce que celui-ci s’est doté d’une appréciable capacité de dissuasion. L’État hébreu ne peut plus attaquer le Liban à tout bout de champ, comme il le fit pendant des années, sans s’exposer aux tirs de roquettes des combattants chiites.
La Syrie est ainsi prise en tenailles entre les États-Unis et Israël, contexte que l’assassinat d’Hariri rend encore plus explosif. On ne sait si elle a commandité l’assassinat de l’ancien Premier ministre, mais elle n’avait assurément aucun intérêt à déstabiliser le Liban et à s’exposer à de dures représailles. Plusieurs de ses ennemis – à commencer par Israël – peuvent parfaitement avoir perpétré ce crime en s’arrangeant pour en rejeter la responsabilité sur elle, afin de susciter une pression internationale en faveur du renversement de ses dirigeants. De fait, qu’elle soit ou non le commanditaire, la Syrie en supporte aujourd’hui les funestes conséquences et doit agir au plus vite pour éviter le pire.
La France a demandé l’évacuation immédiate du Liban par les troupes étrangères en vertu de la résolution 1559 du Conseil de sécurité, qu’elle a signée avec les États-Unis. À Bruxelles, le 21 février, le président Jacques Chirac s’est associé à George W. Bush pour affirmer une volonté commune de travailler à l’instauration d’un « Liban libre, indépendant et démocratique ». Mais les motivations de la France sont très différentes de celles de l’Amérique. La seconde est obsédée par le combat qu’elle mène en Irak, la première est avant tout soucieuse de sauvegarder ses positions au Liban, où son influence s’exerce depuis des décennies.
Contrairement à Washington, Paris ne souhaite pas le départ d’Assad, seulement la réforme de son système de gouvernement. Chirac est personnellement engagé dans cette affaire. Lorsque le Syrien a accédé au pouvoir, en 2000, il lui a apporté un soutien immédiat, lui a fait l’honneur d’une invitation officielle à Paris et a plaidé sa cause auprès des autres capitales européennes. Mais il a été amèrement déçu par la suite des événements. En particulier par l’incapacité d’Assad à mettre en oeuvre les réformes économiques et politiques promises. L’an dernier, le chef de l’État français s’est fermement opposé à l’amendement constitutionnel imposé par la Syrie au Liban afin de prolonger le mandat du président prosyrien Émile Lahoud. Et il a été profondément touché et indigné par l’assassinat de son vieil ami Hariri.
Reste à savoir si la Syrie prendra les mesures nécessaires pour apaiser la crise, ou si elle montera sur ses grands chevaux. Pour se protéger des menaces israélo-américaines, elle a besoin des Européens. Assad avait paru le comprendre lorsqu’il a entrepris, il y a quelques années, une série de voyages dans les capitales européennes. Ses efforts sont aujourd’hui réduits à néant par la querelle avec la France, les lenteurs de la négociation de l’accord avec l’UE et le tollé international suscité par l’assassinat d’Hariri.
Quelles mesures la Syrie pourrait-elle envisager ? D’abord, bien sûr, le retrait de son armée du Liban – qui paraît de toute façon inéluctable. Le nombre de ses soldats, essentiellement déployés dans la vallée de la Bekaa, est déjà passé de 40 000 à 14 000. Leur départ n’entraînerait pas une réduction de son influence dans ce pays – bien au contraire.
Plus important serait le rappel à Damas du général Rostom Ghazaleh, le patron du renseignement syrien au Liban, qui est largement responsable de la brutalité avec laquelle la prolongation du mandat de Lahoud a été imposée. C’est l’interventionnisme agressif de ses agents – et de leurs collègues libanais – dans presque tous les domaines de la vie quotidienne qui a mobilisé l’opposition et créé un fort courant d’opinion antisyrien. Damas doit absolument coopérer avec la commission internationale chargée, sous la direction d’un Irlandais, d’enquêter sur la mort d’Hariri.
La Syrie serait également bien inspirée d’autoriser des observateurs internationaux à superviser les prochaines élections au Liban, pour s’assurer qu’elles soient libres et transparentes. Cela montrerait qu’elle cherche à créer avec son voisin des rapports nouveaux, fondés sur l’égalité et le respect mutuel, qui, le cas échéant, pourraient être concrétisés par un traité d’amitié et de coopération.
Par-dessus tout, il faut que les dirigeants syriens engagent sans tarder, chez eux, les indispensables réformes dont la mise en oeuvre traîne depuis si longtemps : qu’elle relâche les prisonniers politiques, autorise une plus grande liberté d’expression, encourage l’émergence d’une société civile vigoureuse et mette en place un cadre réglementaire permettant aux capitaux locaux et étrangers d’investir dans le pays sans être victimes des appétits extravagants d’une poignée de profiteurs.
La Syrie a au Liban des intérêts vitaux. Elle ne peut laisser son voisin conclure une paix séparée avec Israël tant que ses propres revendications n’auront pas été prises en compte. Et notamment la récupération du Golan, occupé par Israël depuis 1967. Elle ne peut pas laisser le Liban devenir une base d’opérations hostiles.
Mais ces impératifs mis à part, son intérêt est d’être en bons termes avec son voisin, pas de le tyranniser. Le président Bachar al-Assad est confronté là-bas à une crise d’une gravité comparable à celles auxquelles son défunt père fut confronté en 1976, après son intervention au Liban, après l’invasion de ce même pays par Israël.

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