Chronique d’un crash annoncé
Après moult atermoiements, Yaoundé a tranché, et décidé la « scission-liquidation » de la compagnie aérienne nationale.
Dans le bus qui le ramène à Douala au soir du 23 février, le président de la centrale syndicale CGT-Liberté, Bernard Ekédi, jubile. Il a, dans ses bagages, un trophée de choix : la tête de son patron, Thomas Dakayi Kamga. Épilogue d’un affrontement qui s’est envenimé le 1er février, avec l’annulation, par le directeur général de Camair, de la décision de son prédécesseur d’accorder une année supplémentaire d’activité au syndicaliste. « Le moment est venu pour vous d’aspirer à une retraite bien méritée », lui écrit-il alors. Lorsque Bernard Ekédi découvre la lettre, il y voit une déclaration de guerre. À Camair, depuis vingt-quatre ans, le bouillant syndicaliste s’est forgé un solide réseau de soutiens dans tous les services de l’entreprise. Il sonne l’alerte, mobilise ses camarades et accentue la pression. Les rencontres entre la direction, les syndicats et les délégués du personnel se déroulent dans une atmosphère de plus en plus violente. Rompu à la diplomatie patronale, mais peu habitué aux situations « hors normes », Thomas Dakayi Kamga ne supporte pas l’affront et se braque : « Ils veulent la cogestion, c’est inadmissible ! » Alors qu’autrefois il n’aurait jamais laissé se développer un tel conflit, il contre-attaque. L’affrontement dégénère. Le malaise fait la une des journaux. Derrière les arguties juridiques se cache en fait une querelle à dimension communautaire. Les syndicats déposent un préavis de grève illimitée. Auprès de ses proches, Thomas Dakayi Kamga s’inquiète de cette surenchère, sans mesurer l’ampleur du malaise.
Dans le modeste appartement au décor froid d’un hôtel-résidence de Douala, où il nous reçoit le 14 février, l’homme semble ailleurs, comme s’il se sentait lui-même déjà hors jeu. Si, à l’extérieur, il paraît serein et résolu, dans l’entreprise, on le dit inaccessible. Seules deux personnes ont encore sa confiance : Richard Keuko, publicitaire et romancier devenu son conseiller le plus proche, et Marguerite Nsoga, cadre maison qui tient d’une poigne de fer la direction du personnel. Eux seuls semblent encore écoutés. L’ont-ils alerté des dangers ? Lui-même est peut-être persuadé que la tourmente est passagère.
Le 23 février à 11 heures, le ministre du Travail tente une conciliation. Mais entre les syndicats, qui exigent « la prise en compte des intérêts du personnel, notamment les arriérés de salaires », et la direction d’une compagnie financièrement exsangue, qui privilégie le maintien de l’activité, renouer le dialogue se révèle impossible. Dakayi Kamga parle peu. Après six heures de débats, la réunion de la dernière chance échoue. Rude journée ! On s’achemine vers une grève, un luxe que Camair ne peut plus se permettre. Pour le gouvernement, il faut faire baisser la fièvre. Et saisir l’occasion pour lancer le chantier d’une scission-liquidation décidée la veille. À 17 h 30, l’ère Thomas Dakayi Kamga prend fin. Après bien des atermoiements, Yaoundé a enfin tranché, et le projet de découpage ébauché depuis quelque temps sort enfin des tiroirs. Un homme proche du dossier, très discret jusque-là, entre en scène. Paul Ngamo Hamani, 50 ans, inspecteur des impôts, est installé aux commandes, avec mission de tirer le meilleur d’une entreprise moribonde. Proche de Polycarpe Abah Abah, le ministre des Finances, le nouvel administrateur provisoire de Camair pilotait, depuis le 7 janvier, la Commission technique de réhabilitation (CTR) des entreprises du secteur public et parapublic.
Le 15 février, le directeur financier de la compagnie, Michel Fouda Emombo, ne semblait pas trop pessimiste : « Camair n’en est pas à sa première crise, rappelait-il d’un ton sec. On annonce sa mort depuis trente ans. » Difficile, pourtant, d’envisager l’avenir avec confiance pour peu que l’on se penche sur le tableau de bord de la société. Avec une dette totale de plus de 80 milliards de F CFA au 31 décembre 2004, une baisse de recettes de 37 % en un an et une perte de 40 % de ses passagers entre 2003 et 2004, Cameroon Airlines a enregistré, au cours des vingt derniers mois, des pertes abyssales. Son chiffre d’affaires, qui avait déjà reculé de 21 % entre 2002 et 2003, continue de diminuer : il a chuté de 29 % au premier semestre 2004 par rapport au premier semestre de l’année précédente.
La première grosse alerte remonte à la mi-2003. La société australienne Ansett, qui loue à Camair plusieurs appareils, obtient par voie d’huissier l’immobilisation au sol de tous les aéronefs. Elle réclame le paiement immédiat de la totalité de ses arriérés. Le 27 juin, la compagnie aérienne, qui a acquis ces avions en location-vente, mais qui ne peut s’acquitter régulièrement de ses traites, est contrainte d’annuler tous ses vols. Pendant quarante-huit heures, un millier de passagers se retrouvent pris au piège.
Camair est alors dirigée depuis trois ans par l’homme d’affaires Yves- Michel Fotso, qui lui avait pourtant redonné un peu de lustre. Porté au pinacle par les médias et les usagers, il ne réussira pas pour autant à rassurer les administrateurs et les autorités de tutelle. L’immobilisation de la flotte tombe d’autant plus mal qu’il est de plus en plus critiqué. Gestionnaire intransigeant, il a dû prendre des mesures douloureuses. Promettant d’assainir Camair en moins de cinq ans, Fotso a suscité bien des rancoeurs parmi ces hauts fonctionnaires de la République qui n’ont jamais digéré de voir un banquier bamiléké à la barre. La réduction de la flotte, l’endettement considérable, les pertes successives, les choix stratégiques contestables, mais aussi, et surtout, les faux pas d’un jeune patron – décidément trop m’as-tu-vu pour le microcosme de Yaoundé – en ont agacé plus d’un. Au point de susciter le doute.
Le 3 novembre 2003, Fotso cède son fauteuil à Thomas Dakayi Kamga. Diplômé de l’École centrale de Paris, l’ingénieur sexagénaire s’était illustré comme secrétaire général de l’Union douanière et économique de l’Afrique centrale (Udeac). Pressé de reprendre l’initiative, cet ancien dirigeant d’entreprises publiques vient, à n’en point douter, de traverser les quinze mois les plus éprouvants de sa carrière. Une période folle au cours de laquelle il a essayé de désamorcer la grogne syndicale tout en rassurant les fournisseurs. En vain.
L’horizon est loin de s’être éclairci, et bien des problèmes demeurent. Le personnel accuse deux mois d’arriérés de salaires, les fonds de roulement sont quasi inexistants, et les recettes prévisionnelles sont toujours aussi basses. Bref, rien de très reluisant. Depuis un mois, le seul long-courrier, un Boeing 767, est immobilisé à Abidjan. La flotte Camair est actuellement réduite à trois avions pour un coût total mensuel de location de 1,5 million de dollars. Entre 2003 et 2004, la compagnie a perdu 146 480 passagers. Sur le territoire camerounais, le chiffre d’affaires des agences de voyages a baissé de 70 % en deux ans pour atteindre 250 millions de F CFA en 2004. Les ventes des tour-opérateurs représentent 45 % des recettes totales de la billetterie. Excédées par les annulations récurrentes, les agences dissuadent leurs clients de voyager sur Camair. Une érosion de la confiance qui survient au moment où les dépenses incompressibles ne cessent de croître. Estimées à quelque 5 milliards de F CFA par mois en 2005, elles concernent surtout les primes d’assurance, le carburant, la maintenance, l’achat des pièces détachées et le service de la dette. Dans le même temps, le réseau domestique accuse un déficit de 1,8 milliard de F CFA par an. Au 31 décembre 2004, le fret a, quant à lui, chuté de 34 %. Avec un accroissement de pertes cumulées, un taux moyen de remplissage de 60 %, un rapport de un à cinq entre les recettes et les charges d’exploitation, et un effectif pléthorique (1 300 salariés pour 3 avions), Camair bouscule tous les ratios prudentiels du transport aérien. Dernière affaire en date, une lettre de l’Établissement national de la navigation aérienne d’Algérie (Enna), qui réclame à la compagnie le règlement d’une dette de 2 millions de dollars au titre des droits de survol. Autre dossier qui donnera des insomnies à Paul Ngamo Hamani : le retour de Camair au sein du Clearing House, la chambre de compensation des transporteurs aériens. Il permettrait à la société d’émettre des billets valables sur toutes les autres compagnies membres, et vice versa. Mais Air France exige au préalable le règlement de la dette contractée par Camair auprès d’elle : environ 9 millions de dollars.
La partie s’annonce très serrée pour la nouvelle équipe. Impossible, en effet, de compter sur les recettes pour relancer la compagnie. Chaque jour, Camair perd de l’argent et s’enfonce dans la déprime. Dans les couloirs aux murs défraîchis du siège de la compagnie, situé à Bonandjo, le quartier administratif de Douala, l’atmosphère est un peu moins morose et le personnel a accepté de suspendre le projet de grève, « simple politesse pour accueillir le nouveau patron qu’on ne connaît pas », précise, avec malice, le syndicaliste Bernard Ekédi. Jusqu’à quand ?
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