Au pays des corsaires, les pirates sont rois

Comme ailleurs au Maghreb, la contrefaçon touche l’informatique aussi bien que la musique ou la vidéo. Pour ce qui est de la télévision, capter frauduleusement les chaînes étrangères à péage s’apparente à un sport national.

Publié le 28 février 2005 Lecture : 5 minutes.

Vous cherchez à Alger la dernière compil’ de R&B ? Le best of de Patrick Bruel ? Le premier album de Pierre Bachelet ? Arrêtez-vous dans n’importe quelle boutique de CD et autres cassettes audio. « Y a pas d’problème », vous répondra le vendeur. S’il n’a pas l’article en stock, il vous faudra juste repasser dans quelques jours. Comme promis, il aura le CD – copié – avec la pochette – photocopiée -, l’ensemble plus faux que nature. « Normal », vous avouera le vendeur, le plus tranquillement du monde : il l’a « téléchargé sur Internet ». Il vous en coûtera quelque chose comme 100 dinars (à peu près 1 euro), soit quinze fois moins que les prix affichés en France… La pratique est courante, voire banale chez les disquaires algériens. Certains magasins affichent d’ailleurs sans vergogne une mention « Gravure de CD » sur leur vitrine.
Que dire alors des droits d’auteur ? Il existe bien un Office national des droits d’auteur (ONDA), qui impose en théorie une taxe sur chaque CD original, lequel doit normalement comporter une vignette colorée. Dans le cas contraire, l’administration peut saisir la marchandise, infliger des pénalités et entamer des poursuites judiciaires. Mais, en pratique, la plupart des CD contrefaits sont vendus avec des vignettes elles aussi contrefaites, si bien qu’il est difficile pour l’usager – qui s’en soucie d’ailleurs comme d’une guigne – de différencier les vrais CD des faux. D’autant que ces derniers sont vendus au vu et au su de tous, dans des magasins qui ont pignon sur rue, ou bien encore sur les trottoirs, place de la Grande-Poste à Alger.
Face à ces pratiques, les producteurs algériens se montrent impuissants. En juin 2004, une vingtaine d’entre eux avaient adressé une lettre ouverte à la ministre de la Culture, Khalida Toumi, s’estimant « victimes de la contrefaçon qui sévit en toute impunité malgré l’existence de textes réglementaires dont les dispositions pénales sont d’une extrême rigueur. […] Le laxisme délibéré ou imposé par l’ampleur qu’ont prise les événements, et qui a rendu la situation immaîtrisable [sic] pour les services de l’ONDA, a eu pour conséquence la réduction de plus de 80 % de la production musicale ».
Autant dire que l’ONDA prêche dans le désert : rares sont les particuliers prêts à acheter au prix fort, même si la qualité du produit en souffre. « Jamais je n’achèterai un CD « officiel », affirme Mehdi, gérant d’un magasin en électronique. Ni même un vrai logiciel informatique. » Les tarifs sont, il est vrai, pour le moins prohibitifs dans un pays où le salaire national minimum garanti équivaut à 10 000 dinars, soit à peu près 100 euros.
Pour Microsoft, installé depuis quatre ans en Algérie, le piratage « crée une situation de concurrence déloyale ». Si le taux de piratage est évalué à plus de 80 % en Algérie, la compagnie mise sur la sécurité informatique pour développer ses produits en direction de l’administration publique ou du secteur financier. Un logiciel piraté exposerait ses clients à des risques de virus aux conséquences incalculables. L’acquisition du logiciel « officiel » relève donc, pour ces entreprises, de la bonne gestion administrative. Pour les particuliers, en revanche, le piratage représente une manne considérable, notamment en ce qui concerne les produits de divertissement comme les DVD. À peine sortis aux États-Unis, voilà déjà films d’action ou autres comédies romantiques « dans les bacs » en centre-ville.
Bien sûr, la qualité du son est moindre et les making of ou autres bonus ne sont pas toujours disponibles sur la version pirate. Mais chacun y trouve son compte. Pour 300 à 400 dinars, on peut voir et revoir en famille le dernier Quentin Tarantino. C’est (presque) mieux qu’au cinéma ! Pour ceux qui n’ont pas de lecteur DVD, il y a toujours le bon vieux magnétoscope, ou bien encore l’ordinateur avec des VCD (vidéo CD), tout aussi piratés.
Au pire, il reste la télévision avec plusieurs centaines de chaînes étrangères disponibles, en clair, au grand dam des opérateurs de télévision à péage, piratés dans le monde entier. Pour y remédier, Canal Satellite a décidé de changer toutes ses cartes il y a près de deux ans, adoptant un système de double cryptage. Résultat immédiat : écran noir sur les chaînes du bouquet. Ce procédé, très coûteux, est toujours efficace, puisqu’aucun pirate n’a encore réussi à ce jour à « craquer » les codes.
Les téléspectateurs se sont reportés sur les programmes de TPS destinés au marché français. Il leur suffit, pour les capter, de posséder un démodulateur et de « recharger » régulièrement leurs cartes, au fur et à mesure que les codes sont modifiés. Las, TPS a fini par réagir en ciblant la configuration des démodulateurs. C’est ainsi que, le 16 novembre dernier, plus aucune chaîne n’était visible en France pour les pirates. Comme les satellites de TPS couvrent aussi le Maghreb, cette coupure s’est largement ressentie en Algérie, plongeant dans le désarroi bon nombre de foyers.
« Les gens, complètement paniqués, n’arrêtaient pas de me demander pourquoi ils ne recevaient plus TPS, confirme Mehdi. Je leur disais : « Ne vous inquiétez pas. TPS n’a pas changé ses cartes, donc ça va revenir dès qu’on aura trouvé les nouvelles mises à jour. » Une dizaine de jours plus tard, on pouvait en effet lire à la une des quotidiens : « TPS déverrouillée » ou encore « TPS décryptée à nouveau : cette fois-ci, c’est officiel, le nouveau système de cryptage a été décodé par les hackers. Tout le bouquet est désormais disponible, y compris les chaînes multivisions. » »
Suivaient alors la liste des chaînes disponibles et les témoignages d’usagers qui faisaient leurs gorges chaudes d’un système de cryptage qui n’avait pas résisté longtemps. « Tous des pirates », fanfaronnait même un journal. « Certains codes étaient disponibles sur Internet, relève Mehdi. Il y avait aussi des fabricants de démodulateurs qui appelaient eux-mêmes les revendeurs pour leur donner les combinaisons. C’est dans leur intérêt, puisque, comme ça, ils peuvent écouler leurs produits. Dès qu’on a « craqué » les codes, tout le monde s’est rué dans les magasins. J’ai dû travailler de 8 heures jusqu’à 22 heures non-stop. D’autres revendeurs ont ouvert 24 heures sur 24. » Le temps de mettre à jour le démodulateur en le branchant sur un PC, et le tour est joué en à peine quinze minutes, grâce à des logiciels disponibles gratuitement sur le Web et dont les fabricants déclinent évidemment « toute responsabilité » quant à leur utilisation.
Est-ce à dire que les Algériens ont la fièvre du piratage ? Au pays des corsaires, il semble bien que tout puisse être détourné. « Sauf les puces de mobile », nuance Mehdi. « Il n’y a pas de quoi être fier, renchérit Nazim, téléspectateur « pirate » presque malgré lui. On trouve des abonnements « officiels » sur le marché algérien : l’abonnement, souscrit en France, est revendu en Algérie. Mais ça coûte trop cher. Alors, on recharge nos cartes pirates, parce qu’on ne veut pas se couper du monde. Vu ce que nous offre la télé algérienne, on n’a pas le choix… »

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