Affaire Khashoggi : Erdogan, entre fuites opportunes et communication offensive

Alors que l’enquête turque sur la mort de Jamal Khashoggi se poursuit, Ankara maintient l’attention publique depuis près d’un mois en diffusant chaque jour de nouvelles informations par l’intermédiaire de la presse locale et américaine. Et le président Recep Tayyip Erdogan en sort renforcé.

Le président turc Recep Tayyip Erdogan au dernier jour du sommet des BRICS à Johannesburg, en Afrique du Sud, le vendredi 27 juillet 2018. © Mike Hutchings/AP/SIPA

Le président turc Recep Tayyip Erdogan au dernier jour du sommet des BRICS à Johannesburg, en Afrique du Sud, le vendredi 27 juillet 2018. © Mike Hutchings/AP/SIPA

Arianna Poletti

Publié le 26 octobre 2018 Lecture : 6 minutes.

Le prince héritier, Mohamed Ben Salman, lors d’une réunion du Conseil de coopération du Golfe (CCG), le 27 avril 2017 à Riyad. © Uncredited/AP/SIPA
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Affaire Khashoggi : l’onde de choc

États-Unis poussés à sortir de leur réserve vis-à-vis d’un allié historique, silence assourdissant des pays arabes, le prince héritier Mohamed Ben Salman fragilisé, l’Europe qui cherche en vain à parler d’une seule voix… Le scandale de la mort du journaliste saoudien Jamal Khashoggi bouleverse les équilibres géopolitiques au Moyen-Orient.

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Les détails macabres sur le sort réservé au corps du journaliste Jamal Khashoggi, tué dans le consulat saoudien d’Istanbul le 2 octobre dernier, ne cessent de se multiplier. Depuis le début de l’affaire, considérée par Mohamed Ben Salman comme un « incident hideux », les médias turcs et américains publient quotidiennement de nouvelles informations qui font rapidement le tour du monde.

Au centre des révélations : le corps introuvable de Jamal Khashoggi. L’Arabie saoudite affirme depuis des semaines que le journaliste serait mort durant une bagarre au consulat et assure ignorer où se trouve son corps. Selon une source citée par le Washington Post, celui-ci aurait été découpé en morceaux. Quelques jours plus tard, « un proche de la cour royale saoudienne » indique à la CNN que le journaliste aurait été étranglé au sein du consulat, alors que les enquêteurs le recherchaient dans une forêt d’Istanbul.

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Le mardi 23 octobre, la version change. La chaîne Sky News révèle que les enquêteurs auraient retrouvé des parties du corps dans le jardin du consul général saoudien. Mais selon le quotidien turc Yeni Şafak, ce sont les effets de Jamal Khashoggi qui auraient été jetés dans le puits du jardin du consulat. Le journaliste, lui, aurait été dissout dans de l’acide. L’agence de presse turque Anadolu a ensuite confirmé que les autorités saoudiennes n’avaient pas autorisé les Turcs à fouiller dans le puits.

Parmi ces nombreuses pistes, la mort de Jamal Khashoggi reste la seule certitude actuelle. L’Arabie saoudite l’a finalement elle-même confirmée. Alors que l’enquête turque se poursuit, des sources officielles et anonymes continuent d’alimenter les flux d’information avec ces révélations souvent contradictoires et difficilement vérifiables. Par le biais des fuites dans la presse, contrôlée par le gouvernement, Ankara maintient l’attention publique depuis presque un mois. Et Recep Tayyip Erdogan en sort renforcé.

Le président turc se trouve dans une position très confortable. Erdogan est le chef d’orchestre qui coordonne une stratégie politique et de communication

Des informations distillées 

« Le président turc se trouve dans une position très confortable. Erdogan est le chef d’orchestre qui coordonne une stratégie politique et de communication : il diffuse des informations au compte-gouttes dans la presse locale et internationale, américaine de préférence. C’est un moyen pour la Turquie de créer un effet d’attente et ainsi faire pression sur l’Arabie saoudite », analyse Bayram Balci, directeur de l’Institut français d’études anatoliennes (IFEA) à Istanbul et chercheur au CNRS.

Pour Erdogan, c’est l’occasion d’obtenir des concessions des Saoudiens, mais aussi des États-Unis

S’il y a quelques mois, le président faisait face à une crise économique et diplomatique, Ankara semble aujourd’hui être en position de force. « Pour Erdogan, c’est l’occasion d’obtenir des concessions des Saoudiens, mais aussi des États-Unis », continue Bayram Balci. « La Turquie a fait le choix, pour le moment, de ne pas trop endommager l’image de l’Arabie saoudite, probablement pour obtenir en échange un renforcement de la coopération politique et économique, avec la mise en place de nouveaux investissements. » Dont le pays, en crise, a bien besoin.

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Une analyse que confirme Didier Billion, directeur adjoint de l’IRIS et spécialiste de la Turquie : « Il y a une stratégie mise en oeuvre par le gouvernement turc depuis désormais près d’un mois. Les informations ont été distillées dans les médias turcs, et quand on connaît l’état de la presse dans le pays aujourd’hui et les noms des quotidiens [proches du pouvoir, ndlr] qui ont diffusés ces informations, il est clair que ça ne peut venir que du pouvoir présidentiel. » Pour le chercheur, Erdogan « a tout de suite compris le parti qu’il pouvait en tirer. »

Une puissante stratégie de communication

Le quotidien turc Sabah, proche du pouvoir, a rapporté le mercredi 24 octobre que les services de renseignement avaient partagé avec la directrice de la CIA des « preuves » du meurtre. Les enregistrements entendus le 25 octobre par Gina Haspel, comme le rapporte le Washington Post, pourraient donc se révéler être l’arme ultime du gouvernement turc.

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La stratégie politique d’Ankara pour renforcer sa position sur l’échiquier international est donc associée à une stratégie de communication offensive. « Nous cherchons justice ici, et toute la vérité sera révélée […], la vérité nue », assurait le 21 octobre Recep Tayyip Erdogan, lors de son discours face au Parlement turc, tant attendu par les médias. Petit à petit, « le brouillard se dissipe. Nous n’allons pas rester silencieux parce que cela s’est produit à Istanbul, dans notre pays », avait-il lancé face au Parlement, ne révélant aucun détail sur le lieu où se trouvait le corps. Erdogan ira jusqu’à parler de la Turquie comme du « représentant de la conscience internationale ».

« Non, Erdogan n’est pas devenu un démocrate » 

« On ne peut pas dire que les éclaircissements d’Erdogan sur le meurtre de Jamal Khashoggi dans l’enceinte du consulat saoudien d’Istanbul aient particulièrement satisfait notre curiosité. Le président s’est contenté de résumer les informations qui avaient déjà filtré dans la presse », observe dans son éditorial le journaliste turc Fatih Altayli, sur Haber Turk. Beaucoup de pièces de l’affaire manquent encore afin d’établir « la vérité nue ».

Selon Bayram Balci, le discours d’Erdogan face au Parlement a été une réussite : « Très puissant, très bien construit, avec des références historiques et religieuses qui parlent aux Turcs. Cette opération de communication permet à Erdogan de se présenter comme le protecteur d’un journaliste, comme garant du respect du droit et de la justice sur son territoire. » Le président turc essaie ainsi d’effacer son image d’hier, en devenant l’interlocuteur incontournable d’aujourd’hui.

Erdogan cherche à se faire passer pour un défenseur de la liberté de la presse

« Erdogan cherche à se faire passer pour un défenseur de la liberté de la presse et se donne la vertu de la protection des journalistes, renchérit Didier Billion. Mais quand on regarde la situation de la liberté de presse en Turquie, son discours ne tient pas. Des dizaines de journalistes sont aujourd’hui en prison ou sous procédure judiciaire avec des accusations insoutenables. La situation de l’État de droit est en péril en Turquie : non, Erdogan n’est pas devenu un démocrate. »

Le président turc reste à la tête d’un pays où les journalistes et les activistes critiques du pouvoir sont régulièrement condamnés à de l’emprisonnement. Il y a seulement quelques semaines, un tribunal d’Ankara confirmait la peine de réclusion à perpétuité à l’encontre de six éminents hommes des médias.

Erdogan a tout de suite compris comment cela pouvait aider à remettre la Turquie dans le jeu

La Turquie se remet dans le jeu

L’affaire Khashoggi s’inscrit donc dans un contexte politique tendu, aussi bien à l’intérieur de la Turquie qu’à l’étranger. Ankara essaie de renforcer son « rôle de leader du monde musulman » et de combler « le vide qui existe au sein de la région », explique Didier Billion. « Les pôles habituels de puissance – comme la Syrie ou l’Irak – ont disparu les uns après les autres. Ce vide voulait être rempli par les Turcs, mais aussi par l’Arabie saoudite. Cette tension préexistante entre les deux pays est une donnée fondamentale pour comprendre les derniers faits d’actualité. Erdogan a tout de suite compris comment cela pouvait aider à remettre la Turquie dans le jeu. »

L’objectif du prince héritier Mohamed Ben Salman, lui, paraît clair : « Si nous réussissons dans les cinq années à venir, d’autres pays de la région nous suivront. […] C’est la bataille des Saoudiens et c’est ma bataille dans laquelle je suis engagé personnellement », a-t-il déclaré lors de son discours au Davos du désert, actuellement en cours. Le journal pro-gouvernemental Yeni Şafak n’a pas tardé à réagir : Mohamed Ben Salman serait  « un ennemi de la Turquie », voué à présider « pour cinquante ans encore », pouvait-on ainsi lire dans l’édition du lundi 22 octobre. Alors que Recep Tayyip Erdogan n’accuse pas explicitement Mohamed Ben Salman, la presse turque a donné son nom.

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