Rêves et dérives du foot business

Devenue une usine à produire des footballeurs, l’afrique exporte ses jeunes champions dans le monde entier. Un marché en pleine expansion, dont elle peine à récupérer les bénéfices.

Publié le 28 janvier 2008 Lecture : 6 minutes.

Depuis le 20 janvier, tous les regards sont braqués sur les pelouses du Ghana, où des gladiateurs chaussés de crampons disputent, jusqu’au 10 février, la 26e Coupe d’Afrique des nations (CAN). Mais à l’ombre des projecteurs, une tout autre compétition se déroule également. Tapis dans les travées des stades, des dizaines d’agents et de recruteurs venus des cinq continents observent à la loupe les performances des quelque 400 artistes africains du ballon rond. L’objectif : trouver la perle rare
Entre deux passements de jambes, Yassine Chikhaoui, le meneur de jeu tunisien transféré au club du FC Zurich à l’été 2007, fait l’objet de toutes les spéculations. À 21 ans, sa cote avoisine déjà 10 millions d’euros. De prestigieux clubs européens se battent pour l’attirer dans leurs filets. Tout aussi doué, son compatriote Amine Chermiti, 20 ans, attaquant, pourrait prendre un aller simple pour l’Europe s’il reproduit les exploits qu’il réalise avec l’Étoile du Sahel.
Ces deux exemples le prouvent : les footballeurs africains s’exportent avec succès. « On en trouve dans plus d’une centaine de pays », affirme Raffaele Poli, un géographe qui publiera prochainement une thèse sur « le transfert des joueurs africains ». Ils seraient plus de 3 000 à évoluer hors de leur continent d’origine. S’ils jouent surtout en France, au Royaume-Uni ou en Espagne, ils sont aussi de plus en plus nombreux dans les pays du Golfe, en Chine, en Inde, en Amérique latine, en Indonésie, en Malaisie, au Vietnam, au Cambodge, en Thaïlande, etc. « Tous les ans, on comptabilise 3 500 transferts dans le monde pour plusieurs milliards d’euros. Sur ce marché, les pays africains sont presque exclusivement vendeurs », résume Moustapha Kamara, docteur en droit privé, auteur de l’ouvrage Les Opérations de transfert des footballeurs professionnels, publié en septembre 2007 chez L’Harmattan.
En dix ans, le nombre de joueurs étrangers dans les cinq grands championnats européens (Angleterre, Espagne, Italie, Allemagne et France) est passé de 463 à 998. Dans le même laps de temps, la part de ceux qui sont nés en Afrique est passée de 10,6 % à 16,3 %. En 2007, le Sénégal et le Cameroun (25 joueurs chacun), suivis du Nigeria (21), de la Côte d’Ivoire (17), du Ghana (10) et de l’Afrique du Sud (8) étaient les pays les plus représentés. Pour le seul mercato (le marché des transferts) de l’été 2007, les clubs de ces cinq pays ont déboursé la rondelette somme de 2 milliards d’euros. On estime que 300 millions d’euros environ ont atterri sur les comptes de fédérations, de joueurs, d’agents ou de dirigeants de clubs africains.
Tous les joueurs africains ne sont pourtant pas logés à la même enseigne. La plupart jouent dans l’une des 73 autres ligues professionnelles européennes, dont ils représentent 18 % des effectifs. En prenant en compte le monde amateur, ce sont même plus de 2 000 joueurs du continent qui évolueraient sur les stades européens. Payés 400 euros par mois, ils ne vivent évidemment pas comme Didier Drogba, le footballeur africain le mieux payé de tous les temps, dont le salaire mensuel s’élève à 600 000 euros

Spéculation et plus-values
Avec 69 joueurs nés en Afrique, soit 46 % des étrangers qui évoluent en Ligue 1 cette saison, la France reste leur principal tremplin vers d’autres pays d’Europe. Certains sont pourtant contraints de s’expatrier en Roumanie, en Ukraine et en Moldavie, où une vingtaine de joueurs étrangers, sur les trente que compte le pays, sont africains ! « Ce phénomène répond à une logique économique, analyse Raffaele Poli. Les meilleurs clubs d’Europe ne sont pas les plus présents en Afrique. Ce sont les clubs de niveau moyen ou faible aux budgets étroits qui recrutent le plus sur le continent. Leur démarche est avant tout spéculative : ils espèrent faire une forte plus-value avec le transfert. »
De fait, un véritable « business » du joueur africain s’est mis en place sur la planète football. Recrutés pour une poignée de francs CFA à Abidjan, Dakar ou Yaoundé, Ivoiriens, Sénégalais ou Camerounais sont ensuite revendus pour plusieurs millions d’euros par les clubs européens qui les ont dénichés. Entretemps, ils ont achevé leur formation et se sont adaptés aux exigences du football professionnel. « On peut mettre en parallèle cette pratique avec l’exploitation des matières premières du continent. Il y a beaucoup d’argent dans le football mondial, mais très peu revient en Afrique », souligne Nicolas Fernandez, consultant au cabinet Ineum.

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Indemnités de 30 000 euros
Pis : l’appât du gain fait naître certaines dérives. « À Abidjan, on recense 400 écoles de foot au moins ! Des particuliers n’hésitent pas à s’improviser formateurs et créent leur propre école dans leurs jardins. Après avoir rassemblé une poignée de gamins, ils font de la surenchère », dénonce Pascal Théault, directeur du centre de formation de l’Asec Mimosa depuis 2003.
La fuite en avant ne risque pourtant pas de s’arrêter. Lors d’un transfert, l’agent d’un joueur prélève en effet une commission de 7 % à 10 % sur son salaire brut annuel, qui atteint, en moyenne, 500 000 euros en Ligue 1 française. Une activité pour le moins lucrative Certaines familles africaines démunies n’hésitent plus, ainsi, à leur confier un fils pour 2 000 à 3 000 euros seulement, contre l’hypothétique promesse que l’enfant fera une grande carrière en Europe. De nombreux réseaux parallèles alimentent ainsi le marché mondial, avec la complicité d’entraîneurs, de sélectionneurs, de cadres de fédérations ou de responsables de clubs, en contrepartie de rétrocommissions illégales. « Les deux grands clubs de Dakar, le Jeanne d’Arc et Jarraf, vendent 5 à 6 joueurs par an en Europe depuis une dizaine d’années. Or ils sont toujours déficitaires », accuse Moustapha Kamara, chargé par le ministre des Sports du Sénégal d’élaborer un cadre juridique pour le football professionnel du pays. Même dans la légalité, les clubs africains ont le plus grand mal à résister. « Depuis 2001, les clubs formateurs africains ont droit à une indemnité de 30 000 euros pour chaque joueur de moins de 23 ans vendu sur le Vieux Continent », souligne Moustapha Kamara. Une aubaine pour les écuries de milieu ou de bas de tableau des premières divisions locales, dont le budget oscille, la plupart du temps, entre 40 000 et 300 000 euros par an.
Le phénomène s’amplifie d’autant plus que les clubs européens qui encadraient le marché se retirent progressivement. « Après avoir investi dans des centres de formation, ils préfèrent aujourd’hui travailler avec des agents », relève Raffaele Poli. Comme le FC Metz avec le Sénégalais Mady Touré, Sedan avec Stéphane Courbis, ou l’AJ Auxerre avec le président de la République du Congo-Brazzaville, Denis Sassou Nguesso. En Grande-Bretagne, Manchester United a également son agent recruteur en Afrique, Tom Vernon, qui dirige un centre de formation au nom évocateur au Ghana : « Right to dream ».

La formation sous-traitée
La « sous-traitance » a en effet le vent en poupe. Initiateur des centres de formation en Afrique, l’ancien international français Jean-Marc Guillou, à la tête de cinq « académies JMG » (Madagascar, Mali, Algérie, Égypte et Ghana), explique : « Le financement d’une académie en Afrique revient à 5 millions d’euros environ sur dix ans. Généralement, au bout de cette période, il a été remboursé par les transferts. Or, en France, un centre de formation coûte au moins 3 millions d’euros par an en moyenne. Nous restons donc très compétitifs »
Dans un tel contexte, la pression sur les jeunes talents s’amplifie. Il n’y a alors rien d’étonnant à ce que les footballeurs africains soient ceux qui quittent leur pays le plus tôt (à 18,6 ans en moyenne). Il n’est guère surprenant non plus qu’ils changent de club deux fois plus souvent. Footballeur africain le plus cher de l’Histoire, Michael Essien a d’ailleurs été transféré gratuitement à 18 ans du club Liberty d’Accra à Bastia. Acheté trois ans plus tard par l’Olympique lyonnais pour 11,75 millions d’euros, le milieu ghanéen a été revendu 38 millions d’euros à Chelsea en 2005.
Dupés par des intermédiaires peu scrupuleux, d’autres n’ont pas eu cette chance. Un millier de jeunes Africains erreraient dans la clandestinité en France, après avoir vu leur rêve se briser. C’est en découvrant ces destins disloqués que Nicolas Fernandez a fondé au Mali, avec Jacuba Sangaré notamment, un centre de formation associatif : Yelem Olympique.
Si beaucoup d’efforts restent à faire pour assainir le marché des footballeurs africains, la situation de certains s’est toutefois améliorée. Désormais, leurs salaires ont été alignés sur ceux des autres étrangers. Quant à la CAN, elle prouve que les perles noires ne se comptent plus sur les doigts d’une main.

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